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Billet de blog 3 septembre 2023

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Pierre Lemaitre, un auteur extraordinaire que Calmann transforme en machine à fric

Lors de la sortie en Janvier 2023 du roman Le Silence et la Colère, les services commerciaux des éditions Calmann-Lévy ont organisé avec France 5 et Le Nouvel Observateur plusieurs évènements médiatiques autour des troubles dys. Néanmoins, la maison ne prend aucun engagement pour publier les manuscrits de ces personnes en profonde souffrance.

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Dans la vie d'un enfant dyspraxique, par Pierre Lemaitre © L'Obs

Illustration 2

Un problème global au secteur d’activité

« Pour plonger au cœur du sujet, imaginons un exercice simple. Si vous êtes droitier, emparez-vous d'un stylo de la main gauche. Si vous êtes gaucher, l'inverse s'applique. Préparez-vous à une dictée en rythme habituel : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure". L'exercice vous semblera peut-être ludique au départ. Mais la réalité des personnes dyslexiques s'exprime ici : même en vous appliquant, vous consacrerez dix fois plus d'effort pour un rendu décevant, là où l'amusement se teinte d'amertume. »  Ces propos, extraits d'un entretien dense accordé à Pierre Lemaitre, lauréat du prix Goncourt de l’année 2013 et écrivain star des éditions Calmann-Levy, illustrent le quotidien des enfants dys en classe. « Quand l'enseignant s'approche et murmure : "tu es largement en retard", ou encore "je t'en conjure, rends-moi une dictée soignée. Redouble d'effort !" souligne l’écrivain dans cet entretien. Ainsi, on comprend au fil de l’entretien que les troubles "dys" trahissent toujours une difficulté à réaliser automatiquement des gestes précis : se relire, écrire, dessiner. "La personne dyspraxique doit orchestrer volontairement chacun de ses mouvements, rendant la planification et l'exécution des tâches du quotidien, surtout l'écriture, redoutablement ardues." Indique Pierre Lemaitre dans cet entretien à L’Obs.  Pourtant, face à ce constat, la célèbre maison d'édition de Pierre Lemaitre, Calmann-Lévy, et d'autres conglomérats tels qu'Editis, accueillent le manuscrit d'un dyslexique comme n'importe quel autre, sans y accorder une attention particulière. Nathalie Bachelier, directrice RSE chez Editis, nous confie : « Annuellement, les éditeurs hexagonaux sont destinataires de centaines d’œuvres d'écrivains en herbe. » Suite à nos premières révélations concernant la stigmatisation des dys dans le milieu de l’édition, Mme Bachelier nous partage un chiffre, provenant du Syndicat National de l’Édition (SNE), qui « étonne systématiquement les étudiants et collégiens lors de ses interventions ». Elle souligne : « Seul un "manuscrit" sur 1 000 aboutit à une publication en France. » Un taux d’acceptation maigre, source d’amertume pour de nombreux aspirants. Toutefois, une divergence majeure se dessine entre Editis, qui s'engage activement à soutenir les dyslexiques via ses filiales éducatives comme Retz, MDI, Nathan ou Bordas — ils ont notamment produit le "Manifeste de l'Inclusion" — et Calmann-Lévy. En effet, les services commerciaux et les attachés de presse de la maison sont accusés d’avoir exploité le succès médiatique de son auteur le plus médiatisé pour booster les ventes de son dernier livre, "Le Silence et La Colère" trônant en tête des charts en librairie durant plusieurs mois, sans pour autant s'engager en faveur des jeunes auteurs dyslexiques puisque la maison refuse systématiquement les tapuscrits écrits par des dys.

© oscar tessonneau

« Bonjour. Nous vous remercions de nous avoir adressé votre manuscrit que nous avons lu avec attention. Malheureusement, notre comité de lecture n’a pas été suffisamment enthousiasmé par ce texte pour pouvoir s’engager à le publier chez Calmann-Lévy. »

Le 15 août 2023, à 12h28, Maxime (prénom modifié *), un jeune dyspraxique de 24 ans étudiant à La Jaris, une école pour les jeunes journalistes en situation de handicap reçoit un mail aux éditions ayant publié les manuscrits d'Honoré De Balzac au 19ème siècle concernant son tapuscrit intitulé « On Ne Lâche Rien ». Le comité de lecture lui transmet un refus, similaire à celles que nombre d'écrivains en herbe reçoivent chaque année. Mais, en nous contactant, l'auteur de « On Ne Lâche Rien » exprime son étonnement devant la brièveté de ce retour. « On Ne Lâche Rien est un tapuscrit ancré dans mon ultime année de lycée rappelle Maxime. Elle fait écho à de nombreux aspects évoqués par Pierre Lemaitre lors de son entretien au Nouvel Obs, comme ces copies considérées 'sales' par mon prof de philo au lycée Guez De Balzac, Romain Bonneau. » Or, dans son interview à L'Obs, Pierre Lemaitre, l’un des écrivains les plus engagés et humain de sa génération, que le comité de lecture et l’équipe commerciale de Calmann-Levy souhaite transformer en « machine à fric » détaille comment les ressources cognitives des dys s'épuisent plus promptement que la normale. C'est un leitmotiv dans le manuscrit de Maxime : « Dans mon tapuscrit, je m’attarde longuement sur ces instants où je décroche en classe, ou ceux où ma compagne d'alors et mon père me percevaient comme rapidement éreinté et peu assidu ». Ainsi, Maxime insinue que le comité de Calmann-Lévy, profitant des interventions de Lemaitre dans L'Obs pour booster leurs ventes début 2023, a pu lire son tapuscrit avec les mêmes préjugés que ses enseignants. « Je pressens qu'ils ont perçu mon tapuscrit comme bâclé, se disant peut-être que je me jouais d'eux. Écrire me drainait mentalement. J'étais alors si réactif aux bruits, au point que mes proches me jugeaient plus agressif à chaque ligne couchée sur papier. » Une neuropsychiatre parisienne souhaitant rester anonyme, sollicitée pour témoigner appuie la vision de Maxime : « Le point commun entre troubles du développement, qu'il s'agisse de TDAH ou de troubles dys, est une perturbation précoce du système nerveux central. » Elle soutient que ces altérations influencent directement la concentration des dys, notamment car les expériences visuo-spatiales sont souvent ardues. Elle se dit scandalisée que Calmann-Lévy capitalise sur les déclarations de Lemaitre, que ce soit sur France 5 ou dans L'Obs, sans s'engager concrètement en faveur des dys dans la publication de leurs écrits.

Pierre Lemaitre : "Je suis un homme en colère et je ne veux pas rester silencieux" © France Inter

Petites magouilles commerciales chez Calmann-Levy pour "lancer la machine à fric"

« Le système éducatif, prisonnier de ses standards, peine à accompagner ceux qui en ont le plus besoin. Pour schématiser : on démarre du manuel plutôt que de l'élève. À 7 ans, il doit maîtriser la lecture et l'écriture, une attente que même les parents semblent endosser. L'école prescrit un cheminement uniforme pour tous, aux mêmes âges et aux mêmes rythmes. Le mot d'ordre ? S'adapter. ». S’adapter, voici le leitmotiv martelé par l’écrivain Pierre Lemaitre lors de son entretien avec le Nouvel Observateur. Pourtant, quand Maxime s'adresse aux éditions Calmann-Levy, il insiste sur son incapacité à s'aligner à ce modèle éducatif néolibéral, modèle qu'il estime retrouver dans les orientations éditoriales de la maison d'édition de Pierre Lemaitre. Calmann-Levy, sous la houlette de Philippe Robinet, a enregistré un chiffre d'affaires avoisinant les 20 071 037 € dès 2020. « L'économie prime, souligne Maxime. Lemaitre a visé juste : le monde reste inébranlable, et c'est à des individus comme moi de se plier aux règles du jeu commercial. » Maxime nous confie certains extraits de son manuscrit, évoquant l'épreuve que chaque promotion scolaire représentait. L'indignation de Maxime est palpable : face à des descriptions aussi poignantes, Calmann-Levy n'a manifesté aucun soutien. L'écrivain admiré d'"Au-Revoir Là-Haut" n'est guère "soupçonné d'antipathie envers les enseignants". Il est d'ailleurs souvent remis à sa place par nombre d'enseignants, de la primaire au lycée, porteurs d'un regard souvent critique envers les jeunes dys. Selon Maxime, l'édifice complet de l'édition demeure sourd et aveugle, incapables de tailler une niche dans cet univers impitoyablement sélectif. "

Tous les maillons de la chaine concernés

En Avril 2023, Maxime éprouve des difficultés à peaufiner mon manuscrit. Il fait appel à Pascal Dulondel, un entrepreneur angoumoisin à la tête de la librairie Cosmopolite et ami personnel de Pierre et Pascaline Lemaître. Maxime explique à ce dernier qu’il aurait besoin d’un soutien financier pour améliorer son manuscrit et bénéficier d’une correction. Dans un mail ultérieur, Pascal Dulondel avoue son impuissance à trouver quelqu'un capable d'apporter l'aide nécessaire. Pour Maxime, l'absence d'un appui solide lors de l'élaboration de son manuscrit, soumis par la suite truffé d'erreurs à Calmann-Levy, incarne l'abandon des dys dans un système où ils se retrouvent isolés. "Cela commence à l’école primaire avec des enseignants non formés à identifier ces problématiques. Les éditeurs et les libraires, à l'image de Pascal Dulondel, empruntent la même voie. Ils naviguent à vue, s'en remettant à leur intuition, une démarche qui provoque bien des dégâts", confie-t-il. Et pour couronner le tout, Maxime évoque une critique cinglante de la Secrétaire d'État à l'Autisme, Mylène Girard. Un jeune écrivain, soutenu ardemment par des vétérans de chez Grasset, aujourd'hui à l'œuvre pour l'agence parisienne "Les Mots", a reçu cette froideur de sa part : "Je me rappelle parfaitement vous et de votre œuvre. Franchement, je n'ai pu aller au bout... Veuillez excuser ma sincérité. Une œuvre littéraire, soit on y adhère, soit on s'en détache. Votre trame narrative m'a semblé floue. Cela ne déprécie en rien votre plume talentueuse". Une réaction de la secrétaire d’État qui, selon Maxime, ignore l'effort monumental qu'implique l'écriture d'un manuscrit pour un dyspraxique.

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