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Billet de blog 14 septembre 2023

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Ce qu'une scène peut faire au cinéma

Essentiellement occupé à démontrer, « Anatomie d'une chute » finit par ne rien montrer. Les prétentions discursives du film ont eu raison des audaces cinématographiques, ont annulé l’impossible - ce qu’une scène peut faire au cinéma.

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Illustration 1

Je suis finalement allé voir Anatomie d’une chute. Quelle déception… L’enthousiasme suscité d'abord par l’obtention de la Palme d’or et le discours qui l'a accompagné, l'enthousiasme entretenu ensuite par des critiques élogieuses, s’est vite changé en ennui. Quel ennui ? Que montre le film ? Tout et rien à la fois. Ou plutôt : rien parce que tout.  Je m’explique.

Que signifie montrer ? Au moins deux choses. Sens 1 : exposer, faire voirdonner à voir. Sens 2 : exposer, enseignerfaire la preuve que. Dans ce second sens, montrer est bizarrement synonyme de démontrer. Mais cette bizarrerie n’est qu’apparente. En effet, on tient un discours de connaissance, on enseigne vraiment, quand on renonce à montrer au sens 1, quand l’image est réduite à sa fonction d'illustration, qu’elle s’efface devant un propos, quand elle ne donne rien à voir en elle-même et que les investissements affectifs ou libidinaux qu’elle suscite sont neutralisés. Comprendre exige qu’il n’y ait rien à voir, que l’œil déchiffre mais ne fantasme pas. On montre, on démontre à condition de dé-montrer. Anatomie d’une chute, essentiellement occupé à démontrer, ne montre rien (sens 1) en montrant tout (sens 2). L’œil de l’esprit jamais ne cligne.

Que s’agissait-il de démontrer ? Sans doute pas, comme on a pu le dire, que la vérité d’un procès est toujours à faire ; qu’il en va, en matière de justice, d’une responsabilité irréductible au savoir ; qu’au fond, on ne sait jamais vraiment (ce qui ne signifie pas qu’on ne sait rien) mais que c’est précisément dans l’assomption de ce non-savoir que réside la possibilité d’une décision juste, s’il y en a. Tout ceci – par ailleurs admirablement montré dans Saint Omer – est rapidement évacué (de mémoire, au bout d’un tiers du film) quand la contre-expertise ordonnée par l’avocat de la défense démontre de façon clinique que la possibilité d’un meurtre, laissée ouverte par la présence d’une lésion ante mortem, est en fait extrêmement improbable.

Improbable, certes, n’est pas impossible, fera observer l’avocat général, jouant sur les mots pour entretenir artificiellement un doute déjà disparu. Mais l'impossibilité invoquée ici n’est qu’une modalité logique. Il n’est pas logiquement impossible que je sois un jour président de la République même s’il n’y a en fait aucune chance que je le devienne. De même, il n’est pas logiquement impossible que Sandra soit la meurtrière de son mari même si la contre-expertise vient de montrer qu’il était matériellement improbable qu’elle l’ait tué. L’impossibilité envisagée est celle qui découle du principe de non-contradiction. Rien n’est impossible hormis ce qui n’a aucun sens. Thèse, à bien des d’égards, problématique, dans laquelle le film se laisse enfermer - ce qui fait qu’il n’accorde, malgré ses efforts, aucun crédit à l’ambivalence (au fond il s’agira soit d’un meurtre, soit d’un suicide). Il aurait fallu pour cela interrompre la démonstration et faire droit, peut-être, à un autre sens de l’impossible : impossibilité de ce qui arrive en dépit du bon sens, indécidabilité du sens de ce qui vient de se produire. Indécidabilité de l'accident.

Ce n’est donc pas l’impossibilité de la bonne conscience que le film entend démontrer. C’est la possibilité qu’une histoire a priori sans histoire devienne le prétexte à faire le procès d’une femme. Et par suite : que la justice ne soit pas seulement une justice de classe ou de race mais aussi une justice de genre ; qu’une femme infidèle soit suspecte ; qu'une femme bisexuelle soit suspecte ; que la transgression, dans la vie conjugale, des assignations genrées soit suspecte ; que les drames vécus sans culpabilité soient suspects ; que la liberté de l’art soit suspecte, que le désir du meurtre de son prochain soit suspect, etc. Très nécessaire démonstration, il faut le dire sans convention, et sans réserve. Mais à ce compte-là, Anatomie d’une chute n’est qu’une variation parmi d’autres de cette très nécessaire démonstration. Et pourquoi pas en faire le thème d’un film en effet ? Mais, d’abord, peut-être faut-il se demander pourquoi en faire un film - si l’image doit être au service du discours sans que jamais l’épaisseur filmique ne donne à voir autre chose, autre chose qui dans le discours ne passerait pas déjà ?

Et puis, démonstration, somme toute, timide : le documentaire sur l’affaire Depp/Heard montre qu’en matière de discrimination de genre le système judiciaire et médiatique va beaucoup plus loin dans la dissection d’une vie conjugale et le harcèlement d’une femme que ce qui est dénoncé ici, que la réalité dépasse de loin la fiction. Film, somme toute, très raisonnable, modelant son propos sur les attendus d’une critique – au demeurant nécessaire – d’une institution médiatico-judiciaire sexiste en prenant soin de rapidement rendre raison de ce qu’il peut y avoir d’insensé dans cette affaire de « meurtre » (ou prétendue telle). D’abord, par la reconstitution de la scène de « crime » lors de la contre-expertise ; ensuite, surtout, par la reconstitution de la scène de ménage précédant l’événement, document qu’on imaginait à charge mais dont le rendu tendra plutôt à disculper l’accusée. Car, pour parfaire sa démonstration, le film montre ce qu’il faut voir, montre la dispute invisible pour s’assurer que nous comprenions bien qu’ici aussi, les images parlent d’elles-mêmes, qu'il n'y a rien à voir - c’est-à-dire qu’il n’y a rien de caché, rien en réserve dans la profondeur fantasmatique des images que la seule écoute de l’enregistrement audio (unique témoignage disponible dans la diégèse) n’aurait pas manqué d'exalter. N’eût-il pas été plus fort à cet endroit de ne rien montrer, et sur l’écran noir laisser l'œil libre faire une scène, faire du cinéma. Laisser monter cette autre scène, celle de l’inconscient du spectateur, qui d’ordinaire déjà travaille souterrainement l’écran, donne à voir en se laissant oublier ? Et pourquoi pas, ainsi, faire une scène au cinéma, exposer sa machinerie, la surdétermination des images ? Et pourquoi pas, après tout, en découdre aussi avec cette institution qui trop souvent participe du sexisme dénoncé en tenant l'imaginaire en bride ? Mais non : images lisibles – reconnaissables - d’un scénario bien ficelé contre visions d’une projection libre de fantasmes, les prétentions discursives du film ont eu raison des audaces cinématographiques, ont annulé l’impossible - ce qu’une scène peut faire au cinéma.

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