Dans son éditorial du Marianne numéro 1231, Jacques Julliard nous faisait découvrir le dernier essai de Pascal Bruckner Un coupable presque parfait, La construction du bouc émissaire blanc.
Pas le temps de tergiverser, la comparaison avec le régime de Vichy arrive dans la première ligne de l’édito. Le ton est donné. La suite présente le « chef d’œuvre » de Bruckner qui oserait enfin s’élever contre les féministes et anti-racistes de tous poils qui sont en train de conduire la civilisation à sa perte.
Trouvant assez ironique qu’un homme blanc soit chargé de faire la critique du travail d’un homme blanc qui défend l’homme blanc, j’ai voulu découvrir en quoi Pascal Bruckner était, dans ce texte, « un dénonciateur impitoyable de toutes les impostures de la morale appliquée aux autres »1, un dénonciateur « d’hypocrites, de donneurs de leçons, de tartuffes et de faux-culs »2.
Sous prétexte de description d’un monde qu’il considère destructeur de l’unité du genre humain, Pascal Bruckner crée une nouvelle fracture : l’homme blanc est victime aussi. Les minorités opprimées doivent donc se taire, elles ne sont plus des amies qu’on doit aider à s’épanouir mais des concurrents qu’on peut critiquer.
La thèse de l’essai est résumée dès l’introduction par l’exemple du contre-racisme à la décolonisation du Congo. Pascal Bruckner cite un journaliste arrêté alors pour délit de faciès blanc et qui se sent victime comme « ceux qui devaient prouver sous l’Occupation qu’ils n’étaient pas juifs »3. Tout est dit. Oui, c’était difficile de vivre sous l’Occupation mais les vraies victimes étaient ceux qui étaient déportés. Et oui, il est difficile de se voir qualifié de « privilégié blanc » lorsque l’on est un homme blanc « boomer » qui ne se pense pas supérieur, mais les vraies victimes sont ceux qui sont discriminés au quotidien et dans tous les aspects de leur vie.
Cet essai consiste à critiquer la « victimologie » qui régnerait actuellement en proclamant que l’homme blanc est la plus grande victime… Et l’hypocrisie est grandiose quand l’essayiste refuse aux féministes « privilégiées » (entendre « Françaises, Anglaises, Suédoises de classe moyenne »4) le droit de se plaindre, sous prétexte que des femmes d’ailleurs peuvent souffrir plus qu’elles…
Et que dire de la discrimination dont souffrent les personnes blanches ? Après nous avoir appris que les femmes féministes souhaitaient faire disparaître les hommes, Pascal Bruckner nous démontre que les personnes de couleur vouent toutes une haine aux blancs et imposent sournoisement leurs cultures pour enchaîner l’homme blanc sous le politiquement correct qui les rendra bientôt véritablement esclaves. La tactique est la même que pour le féminisme : il liste des exemples d’extrémismes antiblancs et décrète que toutes les personnes de couleur pensent ainsi et que tous les blancs sont visés (si ce n’est pas du racisme et de la victimisation…). Il englobe tous les « ennemis » de l’homme blanc et reproche à l’ensemble ce qu’un seul a dit. Pour ainsi porter le langage de tous les féministes, Pascal Bruckner cite la même femme Laure Murat et la même source Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein sept fois en moins de cent pages.
Reste que son propos est souvent correct, qu’il fait état d’une traduction compliquée des nouvelles luttes dans le champ social. Les hommes blancs « privilégiés » ont aussi le droit d’exister, de souffrir, d’être perdus, de douter. Faut-il pour autant qu’ils tirent (encore) la couverture à eux en poussant les autres ?
Le véritable problème de ce texte est qu’il est maladroit. Il se permet de faire état d’un monde ambivalent du seul point de vue de l’homme blanc victime. Tel un enfant fautif et vexé, Pascal Bruckner fait un catalogue des bêtises et de l’intolérance des autres groupes pour se dédouaner et ne pas avoir à changer de point de vue. Mais à la lecture de ce texte, tout ce qu'on pense c'est que pour avoir besoin d'autant se dédouaner, il faut se sentir bien coupable...
Se plaindre, critiquer ceux qui remettent (parfois mal) en cause un système intolérant mais refuser de changer… ne pourrait-on pas dire que c’est la définition des « hypocrites, des donneurs de leçons, des tartuffes et des faux-culs » ?
Au final, faut-il se réjouir d’avoir lu un essai qui n’aurait jamais fini dans ma bibliothèque autrement ? Même s’il est toujours enrichissant de lire ceux dont nous ne partageons pas les avis, les plaintes d’une « victime » déjà très médiatisée ne valent pas les écrits des auteurs invisibles dont le discours cherche vraiment à faire avancer le débat.
1. J. Julliard, Editorial Marianne La tyrannie des identités, n° 1231
2. J. Julliard, édit. préc.
3. P. Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset 2020 p. 27 spéc note 2
4. P. Bruckner, op. cit. p. 45