La récente polémique autour des propos du Ministre de l'Intérieur sur la hiérarchie des civilisations, au-delà des relents nauséeux qu'elle suscite, peut être le point de départ d'une réflexion autour des valeurs fondamentales que porte la France. Il est d'usage de faire de la France le lieu de genèse de valeurs universelles, telles que l'égalité ou la liberté.
1 l'a souligné. De leur côté, les paysans voulaient la liberté, mais désiraient surtout l'égalité. Libres depuis longtemps à la fin du XVIII, le système de servage ayant été quasiment partout abrogé, ils vivaient encore sous le joug des rapports féodaux de production. « La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait » observait Tocqueville. Si bien qu'à la veille de la Révolution, la communauté rurale est unie face à l'exploitation féodale..
Ainsi, la liberté et l'égalité, ces valeurs structurantes de nos sociétés démocratiques, ne se sont pas créées ex nihilo, mais furent le produit de luttes sociales violentes et historiquement datées. Les historiens me pardonneront ce résumé succinct, et sans doute réducteur, mais le but de mon propos est ailleurs.
Pour répondre à cette question, il est utile et pertinent de (re)découvrir l'oeuvre de Bourdieu, notamment son travail autour de l'Etat qui a fait l'objet d'une récente publication, Sur l'Etat, somme de ses enseignements au Collège de France à ce sujet. Il y explique à quel point la pensée commune, ce qu'il nomme la doxa, cette croyance crue par tous sans acte de foi, car incorporée comme un allant de soi, structure nos modes de pensée et nous empêche de poser les bonnes questions. La doxa fonctionne comme un principe de censure invisible et indolore, elle est une réponse à une question qui ne se pose pas, qui semble ne s'être jamais posée.
Faire des valeurs comme l'égalité homme-femme, la liberté individuelle, la démocratie, etc. des valeurs universelles revient dans le même temps à dire que toutes les autres sont des valeurs particulières, des "idiotes éthiques", qui, de fait, servant des intérêts particuliers, ne sont pas dignes d'être considérées comme universelles. Consacrer l'universel, c'est réfuter dans le même temps le particulier, c'est légitimer en l'officialisant par la parole d'Etat, ce qui unit les hommes et en même temps, sanctionner et rejeter ce qui les désunit, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas de l'universel.
S'il y a aujourd'hui unité de conscience sur l'égalité homme/femme, cette unité de conscience est devenue une vérité officialisée, et en s'officialisant, elle a acquis le statut de vérité universelle, puisque l'Etat se constitue comme lieu de monopolisation et d'universalisation d'intérêts particuliers, en effaçant le souvenir même de leurs genèses.
Cette vision doxique est en réalité le produit d'un européanocentrisme, ou d'un occidentalo-centrisme incorporé, nous laissant croire que ce que nous croyons est cru par tous, ou si ce n'est pas encore le cas, devrait l'être par tous. Autrement dit, les valeurs universelles que nous portons ne sont que des croyances qui fonctionnent parce que nous avons été conditionné à y croire, par effacement des genèses qui ont conduit à l'instauration de ces croyances. L'universalité des valeurs est donc une fiction sociale, un contrat fiduciaire implicite particulier aux sociétés occidentales, qui n'a d'universel que ce que le discours sur l'universel a de performatif : faire exister ce qui n'est qu'illusion.