L’imprudence d’un jeune soldat américain, Jack Teixeira, qui a diffusé un grand nombre de documents classés secrets sur la plateforme Discord, nous a permis de nous rendre compte de l’ampleur du pouvoir politique de Washington, et des connaissances détenues par les services de renseignement américainsen matière de plans opérationnels et concepts stratégiques des commandements ukrainien et russe. La publication de ces documents obligera probablement les deux pays à ajuster leurs plans. Cependant, ce que nous avons vu nous en dit également beaucoup sur la position des États-Unis.
Les États-Unis suivent de près l’évolution du champ de bataille afin d’éviter d’être pris au dépourvu par une escalade militaire entre Moscou et Kiev, et de devoir rentrer en guerre hâtivement. L’analyse des actions russes et ukrainiennes est objective et impartiale. Tout est fait pour avoir suffisamment de temps afin de donner un aperçu le plus complet possible de la guerre aux alliés de l’OTAN. Cela montre que l’objectif de Washington d’empêcher cette guerre de s’étendre à l’Europe ou d’impliquer l’un des pays de l’OTAN reste inchangé. Bien que la Russie soit l’ennemi et l’agresseur, les renseignements sont recueillis pour aider l’Ukraine, et non pour préparer les forces de l’OTAN à un engagement direct.
En outre, les chances de la Russie de mettre fin à la guerre dans les conditions qu’elle souhaite sont minces. C’est ce que montre le bilan des forces armées ukrainiennes et russes après un an de guerre. L’armée russe, plus forte et plus puissante, malgré sa supériorité en matière d’aviation et de missiles à longue portée, a subi des pertes plus importantes et plus critiques. Le succès de cette guerre ne repose pas seulement sur le fait qu’il y a plus de soldats morts et blessés du côté russe, ce qui estun facteur important, mais aussi sur l’équipement technologique de l’armée, ce qui pose de gros problèmes à la Russie. Le pays a déjà perdu les deux tiers des chars qu’elle avait préparés pour la guerre en début d’année 2022, alors que l’Ukraine n’en a perdu qu’un quart. L’Ukraine a également la chance de recevoir les chars occidentaux les plus récents pour remplacer l’équipementfabriqué à l’époque soviétique. L’état de l’artillerie russe n’est pas non plus au beau fixe : le pays a perdu environ un quart de ses canons, tandis que l’Ukraine n’en a perdu qu’un sur dix.
Ces chiffres montrent que la livraison régulière d’armes occidentales à l’Ukraine et les sanctions sévères contre l’industrie russe ne « jettent pas de l’huile sur le feu de la guerre », comme le disent les dirigeants de la Russie et de la Chine, mais rapprochent plutôt le jour où le Kremlin ne sera plus en mesure d’attaquer et proposera des pourparlers de paix sincères et durables. Le taux actuel de pertes humaines, combiné à l’isolementcausé par les sanctions, empêche la Russie d’armer et d’envoyer de nouvelles brigades et divisionsd’infanterie mécanisée contre l’Ukraine. La bataille de Bakhmut a montré que la tactique des vagues humaines, composées de mercenaires et de prisonniers, était vouée à l’échec.En effet, les forces armes russes perdent énormément d’hommes, de munitions et d’autres ressources avec cette tactique et avancent très lentement. Il leur a fallu neuf mois pour s’emparer de la ville presque détruite.
Cela nous amène à la troisième observation importante : le nombre, le type d’armes et le rythme des entraînements des nouvelles brigades ukrainiennes indiquent qu’une contre-offensive, même si elle devait être couronnée de succès pour l’Ukraine, ne serait pas catastrophique pour la Russie. Les 18 nouvelles brigades d’infanterie mécanisée peuvent infliger des dégâts considérables, mais cela ne suffit pas pour détruire complètement ou à chasser les troupes russes, qui sont deux fois plus nombreuses.
Même si l’Ukraine parvient à libérer deux fois plus de territoires qu’en automne 2022 dans les régions de Kharkiv et de Kherson, la Russie conservera probablement la Crimée et les parties précédemment occupées de Donetsk et de Louhansk. Une telle défaite ne devrait pas entraîner les troubles internes et la désintégration de la Russie, que l'Occident le craint. En effet, les armes nucléaires russes pourraient alors tomber entre les mains de groupes terroristes ou de régimes dictatoriaux nouvellement créés, qui pourraient se révéler pire que le celui de Poutine. Au contraire, un retour partiel aux frontières de 1991rendrait Poutine plus enclin à accepter le plan de paix chinois, qui prévoit la reconnaissance de l’intégrité territoriale des parties au conflit. Ce plan, même s'il encourage un cessez-le-feu, des négociations et des concessions mutuelles, qui risquent de geler le conflit, leur impose de respecter l'intégrité territoriale l’un de l'autre.
Toutefois, les conclusions tirées de ces documents, sont moins optimistes. L’Ukraine manque de forces aériennes et d’une défense aérienne efficaces, sans lesquelles il sera difficile de mettre fin à la guerre en 2023, de forcer la Russie à se retirer des territoires occupés et d’entamer des pourparlers. Le général Mark Milley, chef d’état-major des armées des États-Unis, a fait pratiquement le même bilan fin 2022 et début 2023. Nous comprenons maintenant sur quoi il s’est appuyé pour faire de telles déclarations. La question se pose également : pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas le courage politique de fournir à l’Ukraine les avions de combat F-16 dont le pays a besoin, ce qui augmenterait ses chances de succès ?
Les données des services de renseignement montrent que l’absence de volonté politique et de compréhension entre les alliés augmente le risque des actions unilatérales désespérées de l’Ukraine contre la Russie. Il s’avère que le président Volodymyr Zelensky envisage constamment la possibilité de frapper directement sur le territoire russe et que des agents des services de renseignement ukrainiens mènent avec succès et de façon autonome, des opérations risquées sur le territoire de la Biélorussie. Ils ont notamment endommagé des avions et des installations militaires de grande valeur. Les dirigeants occidentaux peuvent-ils accuser Zelensky d’amateurisme alors que des civils ukrainiens meurent chaque jour sous les tirs d’artillerie, les bombes guidées, les drones kamikazes et les missiles de croisière ? Ne disposant pas d’outils conventionnels sophistiqués, l’Ukraine est contrainte de mener des opérations non conventionnelles pour sauver des vies ukrainiennes, détruire des armes ennemies et rendre plus difficile toute attaque future de la part de la Russie.
Un dirigeant européen responsable n’aurait-il pas fait la même chose que Zelensky s’il était en guerre contre un régime terroriste autoritaire ? Les dirigeants de l’OTAN font tout ce qu’il faut pour éviter le risque de se retrouver dans une telle situation. Fournir à l’Ukraine des avions modernes et des missiles pour les systèmes de défense aérienne, ainsi qu’empêcher la fuite d’équipements de haute technologie à la Russie. En effet, les sanctions contre le pays interdisent de vendre ce matériel directement à la Russie, mais les entreprises occidentales les commercialisent par le biais d'intermédiaires, ce qui permet aux forces armées russes de reconstituer leur stock de missiles de croisière et de missiles balistiques. Ainsi, cette aide à l'Ukraine priverait Poutine de la possibilité de faire durer la guerre pendant de longues années.