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Billet de blog 23 mai 2011

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Délires médiatiques

«On est au spectacle ce soir !» Il est 20h27 ce jeudi 19 mai et le journaliste qui présente l'édition spéciale sur RMC (à la place de l'indétrônable émission de foot) semble s'amuser comme un enfant. Dans quelques minutes, Dominique Strauss-Kahn saura s'il bénéficie d'une liberté conditionnelle. Ce soir-là en France, tout semble s'arrêter. Des émissions spéciales sur toutes les chaînes de télévision, pendant une heure, voire deux ou trois.

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«On est au spectacle ce soir !» Il est 20h27 ce jeudi 19 mai et le journaliste qui présente l'édition spéciale sur RMC (à la place de l'indétrônable émission de foot) semble s'amuser comme un enfant. Dans quelques minutes, Dominique Strauss-Kahn saura s'il bénéficie d'une liberté conditionnelle. Ce soir-là en France, tout semble s'arrêter. Des émissions spéciales sur toutes les chaînes de télévision, pendant une heure, voire deux ou trois.

Tout ça pour quoi ? Pour une décision de justice qui aurait tenu en quelques minutes dans le journal de 22h, commentaires compris. Mais comme l'a très bien résumé le journaliste, ce soir-là ce n'était pas l'information qui primait, c'était le spectacle.

Cette séquence révèle l'abandon d'un principe journalistique de base : la primauté des faits, et leur vérification. Depuis plusieurs années, on constate ce phénomène régressif par lequel l'information est reléguée au second plan, derrière le commentaire. On ne sait rien, ou pas grand chose, mais on en parle beaucoup et on donne son avis. Si possible de façon virulente, histoire de faire monter l'audimat (l'émission spéciale sur France 2 le même soir en a été une parfaite illustration, avec interpellations viriles à la clé : Joffrin, Badinter, Valls…).

Cette dérive peut s'expliquer d'un point de vue économique. Une information vérifiée, cela demande du temps et de l'argent. Or quand une affaire spectaculaire surgit, avec scandale et « pipoles » au menu, c'est une garantie de bonnes ventes immédiates. Pour les rédactions, pas d'état d'âme, il faut en parler. Même si on n'a rien à dire. Même si l'on bafoue des droits élémentaires.

Cette précipitation pour cause de rentabilité à court terme est à l'origine de nombreuses affaires récentes (Outreau, Rer B, Baudis...) dans lesquelles des rédactions ont commis des fautes graves. Mais dans ce métier (qui est le mien), l'autojustification et l'impunité sont la règle. Alors on continue. On publie sans état d'âme des photos et vidéos (en boucle si possible) désignant un présumé innocent menottes aux poignets. « Tout le monde le fait, pourquoi pas nous », explique-t-on. Désarmant aveu de lâcheté et d'immoralité. Le bruit du tiroir-caisse remplace le sens du devoir.

En attendant de pouvoir vérifier les informations, il faut bien occuper l'antenne, remplir les pages. Alors on fait appel aux « experts » et aux polémistes, en lieu et place des journalistes. Le commentaire remplace l'enquête. Ce réflexe a provoqué un double mouvement par lequel on a vu d'une part un présumé innocent transformé en coupable et d'autre part une nuée de commentateurs, proches de l'accusé, se vautrer dans un sentimentalisme déplacé (untel a eu « les larmes aux yeux », un autre « un coup à l'estomac », un autre évoque la « douceur » de DSK), sans aucun mot – ou si peu - pour la victime présumée.

Non, ces photos et ces propos n'avaient pas leur place dans les médias.

D'un fait divers dont nous ne savons que très peu de chose, nous avons été entraînés vers des débats insensés, où l'on a confondu viol et séduction, où l'on a ranimé de façon caricaturale des vieilles rivalités franco-américaines (certains y ont même vu l'illustration du conflit protestants-catholiques...), et où est apparu le malaise d'une société incapable de se concentrer sur l'essentiel de ses maux : la précarité, le chômage, la violence vécue par des générations entières, des plus âgées (dépendance, isolement) aux plus jeunes (avenir bouché, échec scolaire, violences). C'est là, sur ces terrains exigeants et complexes que les rédactions doivent mobiliser toutes leurs forces.

Les Français, eux, ne sont pas dupes, et se retrouveront, une fois cette affaire retombée, face à leurs problèmes quotidiens, conscients que les médias ont été mobilisés des jours entiers pour un fait divers à sensations, au détriment du seul objet journalistique qui soit : la réalité. La leur, la nôtre.

S'ils sont le reflet d'une société malade, les médias en sont aussi des acteurs à part entière. Ils renvoient au public une représentation du monde qui n'est pas sans conséquence. Les rédactions devraient s'interroger sur de telles mises en scènes qui n'incitent guère à penser, à agir, à sortir d'un quotidien oppressant, mais au contraire nous enfoncent dans une passivité hypnotique et désarmante. La représentation d'un monde où seuls quelques puissants et « pipoles » méritent l'attention, où la priorité est donnée aux drames, aux faits divers ou aux distractions ineptes (mariage princier).

Tant d'indigence culturelle et de mépris pour le réel conjugués à une réelle détresse sociale n'apportent rien de bon à une société en manque de repères et de confiance en elle. La responsabilité sociale et politique des médias est plus engagée que jamais. Les événements de ces derniers jours nous montrent qu'ils peinent à y faire face.

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