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Billet de blog 19 octobre 2018

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De l'air !

Présentée jusqu'à samedi 20 octobre à l'Echangeur de Bagnolet, Entre raconte l'histoire vraie d'un jeune Iranien qui a vécu 16 ans au terminal de Roissy, coincé dans l'absurdité kafkaienne du refoulement au frontière. La Compagnie Les Singuliers font de cette tragédie bouffonne un moment de grâce entre théâtre, danse et cirque. À voir absolument!

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 Ceux qui prennent l'avion connaissent la vacance. Celle de ces zones de transit, toutes les mêmes sans être identiques que sont les salles d'embarquement, les zones commerciales, les interminables corridors des aéroports. Ces lieux où, entre deux ports, on met entre parenthèses, en vacance avant possible vacances.

Pour Merhan Kassimi Nasseri, Iranien interdit d'entrée en France, en Angleterre, en Iran, et partout, la parenthèse a duré seize ans au Terminal 1 de Roissy. Seize ans à se cogner contre les murs d'une prison très spéciale entre annonces de décollages et atterrissages, planque dans les toilettes, incessantes rebuffades de l'idiotie et le bureaucratie ambiante. Rien d'une suspension légère de la vie,  tout  d'un enfer en forme de limbes aseptisées,sans flamme et sans autre diables que des humains robotisés par l'uniforme.

Une histoire vraie si théâtrale, ça devient casse gueule de la transposer à la scène. Mais le casse gueule n'est pas pour effrayer Vincent Berhaut qui transforme précisément cette tranche de non vie en un radieux moment de funambulisme entre tragédie et boufonnerie, jeu et acrobatie, mots et gestes.

Illustration 1
Xavier Kim et Gregory Kamoun/ Entre (à l'Echangeur de Bagnolet)

Potelets, fauteuils, plaques de verres, sangles de sécurité : le dispositif scénique de Plug in circus se construit et déconstruit souplement au cours du spectacle, la salle et les files d'attente mutent en ring ou pistes d'un music hall dérisoire. Cette tragédie de l'absurde absolu, Vincent Berhault a choisi de la faire décoller vers la légèreté, et il y réussit. Ça tient à une sorcellerie du détail et de l'attraction des contraire. Au commencement est le sorcier du son, Benjamin Colin, qui rythme à vue, distille l'ironie burlesque, l'angoisse, le grave sur lequel évolue un quatuor de virtuoses.

Quatuor, duos, solos. Entre est à la fois tragédie, chorégraphie, récit, théâtre de l'absurde. Trois interprètes prêtent leur corps et leur voix au parcours encagé de Merhan Kassimi Naceri : Barthélémy Goudet, révélation qui oscille sans cesse du burlesque au poignant, et livre avec le comédien/ slameur Toma Roche un duo/ duel jubilatoire de clowns graves ; Gregory Kaman et Xavier Kim, danseurs et circassiens félins, portant toute l'énergie du désespoir d'un corps ne cessant de se cogner, physiquement, aux frontières de la bêtise bureauratique. Cinq garçons dans le vent (« où sont les femmes ? » est la rare réserve qu'on peut apporter au spectacle !), dans l'insoutenable lourdeur de l'oppression et la jubilatoire légèreté des corps.

Bien sûr, on évoquera Ubu, pour toutes ces figures de l'éternelle bêtise en uniforme avec tant de brio par Toma Roche ; on pensera à Kafka lors du rétrécissement pathétique de la figure humiliée de Barthélémy Goudet et aux tentatives belles et désespérées des danseurs de sortir du cercle infernal. On restera sidéré de la force symbolique de cette histoire en ce moment qui rejette et massacre tout ceux qui n'ont pas l'heur de passer le regard mauvais du fonctionanire d'aéroport. Mais là où Entre frappe fort, c'est en préférant la légèreté de l'enchantement à l'assomoir de la mauvaise conscience. Cette dissection au scalpel de la connerie humaine aurait pu ou dû nous plomber : elle nous allège, comme par un triomphe de l'art, du geste, du rire sur la bêtise et la domination. Le tragique se fait grâce, et c'est rare.

Valérie de Saint-Do

Jusqu'à samedi 20 octobre, à l'Échangeur de Bagnolet.samedi à 17h30 - avant la dernière représentation de ENTRE, le circassien Vincent Berhault et l'anthropologue Cedric Parizot présenteront Chroniques à la frontière.

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