
(Mon 8 mai 2022 - DVP)
J.-L. C : Dans les films sur le Front national, les électeurs ou les cadres de ce parti apparaissent souvent stupides, ridicules… Or, si ses militants sont aussi bêtes, pourquoi ce parti est-il devenu aussi fort ? Lutter contre un ennemi puissant en le caricaturant est une idée extrêmement faible. Cela revient à mettre tout le monde du bon côté et à faire comme s’il n’y avait pas de problème. Regarder l’ennemi avec la plus grande attention me semble beaucoup plus intéressant. Je trouve plus juste, plus dialectique et plus profond de le faire apparaître pour ce qu’il est, c’est-à-dire au meilleur de lui-même. Même si c’est le pire pour moi. Le danger vient du fait que le Front national représente une force dans la société française. C’est cette force qu’il faut montrer, pas une figure de cire grimaçante. Prendre l’ennemi au sérieux, c’est aussi prendre la lutte politique au sérieux. Sinon, il faut faire autre chose, du divertissement, du spectacle…
Pourtant, cette démarche, qui a été la mienne et celle de beaucoup d’autres, me paraît aujourd’hui insuffisante. Je pense qu’il ne faut plus filmer le Front national frontalement car on l’isole, on le met sur une scène où il est seul. Or, toute la question politique est : il n’est pas seul, il est un peu partout. Et il y a les “autres” : alliés, amis, complices.
Dans Jeux de rôles à Carpentras je développais déjà cette idée : filmer le Front national de manière oblique, en suivant les tours et les détours du chemin qui mène à cette idéologie.
Avec Michel Samson, nous avons le projet d’un nouveau film qui sera tourné au moment des prochaines élections régionales en PACA [mars 2004, NDLR]. Nous filmerons à cette occasion l’effet du discours du Front national sur ceux qui sont censés le répercuter pendant cette campagne. Les médias notamment, français bien sûr, mais aussi européens, japonais… Je veux essayer de comprendre ce que ces journalistes, ces reporters, ces cameramen entendent, ce qui les intéresse, ce qu’ils répercutent. Et comment ils traduisent dans leur langue, mais aussi dans le langage journalistique, l’objet Front national. Le face-à-face avec ce parti n’est plus pour moi la manière juste d’aborder la question de l’extrême droite. Il me semble important désormais de filmer les ondes, plus le choc. De tourner le dos au FN pour aller voir ce qui se passe autour de lui, pour comprendre comment et pourquoi il y a, depuis le début, une utilisation réciproque de Le Pen par les médias et des médias par Le Pen.
https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2004-2-page-136.htm
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CÉLINE LECLÈRE, AVEC L’AIDE DE VINCENT THÉVAL, À PARIS LE 6 SEPTEMBRE 2003.
- Jean-Louis Comolli : la politique à l'usage du temps
- Céline Leclère