LAISSER LES MOTS S'ÉTENDRE
Georges Didi-Huberman
BROUILLARDS DE PEINES ET DE DÉSIRS page 17-18
Il faudrait laisser les mots s'étendre.
Un mot jamais n'est replié sur l'étendue provisoire, limitée, de son usage par tel sujet, à tel moment et dans tel contexte.
En amont d'un mot il y a son étymologie, son histoire, ses bifurcations, ses us et abus, ses compromissions de faux mais, ses courages politiques, ses audaces poétiques.
En aval, il y a ce que je pourrais - ou mieux pourrai - faire de tout cela pour un désir nouveau : ce que je pourrais ou pourrai réinventer de ce mot, pour recommencer à la comprendre et de l'adresser à autrui.
Sans doute Spinoza s'est-il consacré, dans l'Éthique, à ce mot d'affectus pour nommer ce qu'on désignerait aujourd'hui, spontanément, par le terme d'"émotions".
Sans doute procéderait-il avec cette rigueur qu'il a immortalisée sous l'espèce more geometrico, la "façon géométrique".
IL n'en précisera pas moins, dans sa "définition générale", que l'affect est "aussi ce qu'on appelle une passion de l'âme" (affectus, qui animi pathema dicitur), référence aux Passions de l'âme de Descartes, bien sûr.
De plus, il ne laissa pas ce mot tout seul.
Il l'entoura d'autres concepts fondamentaux qui permettaient de l'appréhender plus rigoureusement : tel le "désir", donné comme "essence même de l'homme", comme mouvement alternatif de l'affectio et de l'actio c'est-à-dire de la passion et de l'action ; telle l'"imagination", qui innerve totalement la troisième partie de l'Éthique consacrée à "l'origine et [à] la nature des affects".
Il faut donc laisser nos mots s'étendre, migrer.
Ne pas choisir notre vocabulaire une fois pour toutes.
Ne pas enclore ou définir trop vite, s'il est vrai qu'une définition préalable - ou un apparence de définition rhétoriquement donnée sous forme d'axiome - sert souvent à établir l'hégémonie d'un mot pour mieux exclure d'autres mots connexes.
Mieux vaut commencer par infinir ce que nous entendons ici par "affects", là par "passions", ailleurs par "émotions", etc.
Au début de son ouvrage sur la Société des affects, Frédéric Lordon s'est simplifié la vie en excluant, par exemple, les "émotions [puisqu'elles] sont spontanément pensées comme l'intimité du sujet", dit-il, et dans la mesure où la conceptualisation spinoziste dont il s'inspire aboutirait à un "théorie radicalement antisubjectiviste des affects".
Mais à cette "définition" et cette "exclusion" de départ ne font qu'appauvrir d'entrée de jeu la notion de "sujet" ou de "subjectivité" - que Freud a pourtant repensée, et radicalemnt...et avec l'ombre de Spinoza au-dessus de son épaule - comme celle, qui lui est liée en effet, des émotions.
Or les mots s'étendent, se laissent rendre.
Il faudra donc procéder heuristiquement, sans le socle d'aucun axiome.
Affect tend plutôt vers le toucher qui nous modifie ; émotion ou émoi vers le mouvement qui nous fait sortir de nous-mêmes ; passion vers la force qui nous altère et nous met à l'épreuve ; sentiment vers l'appréhension sensible - sensitive, sensuelle - de notre monde ; trouble vers notre incapacité à maîtriser jusqu'au bout les désordres, les conflits, les soulèvements qui nous animent.
Er j'en oublie bien sûr.
Bibliographie :
(Baruch de Spinoza, Éthique [1675], traduction B.Pautrat, Paris, Le Seuil, 1988 [édition revue et augmenter, 1999], pages 330-331 ; pages 304-305 ; pages 198-333. - Frédéric Lordon, La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Le Seuil, 2013 [édition 2015], pages 10-11) (30/03/2020)
(30/03/2020)