Elle sentit, soudainement, que son coeur s’enfonçait, s’enfonçait, sans fin. Comme si elle coulait.
Décider de rester hospitalisée. Prendre une décision contre-nature. Contre soi-même, son instinct, ses envies, ses sentiments. Une de ces décisions qui fait si mal, qu’elle aurait voulu que le monde s’arrête, qu’elle aurait voulu hurler, crier, frapper les murs, briser les fenêtres.
Mais la seule possible, finalement, cette décision, selon les médecins qui l’encourageaient à ne pas se faire confiance, ne pas essayer.
Elle qui, pour la première fois depuis si longtemps, se sentait capable cale et apaisée et voulait essayer.
Elle savait qu’elle n’abandonnerait pas. Elle avait pris sa décision. Elle avait envie de reprendre une vie, d'en construire une nouvelle, de se lancer dans le futur, vraiment. De redevenir quelqu’un. Quelqu’un d’autre, à construire.
Et puis non. Il fallait se maintenir dans la maladie. Se dire qu’on était malade, qu’on restait malade avant tout.
Être, vivre, respirer anorexie. Être infantilisée constamment. Ne pas prendre ses décisions.
Elle serait hospitalisée. Noël seule à l’hôpital. Le nouvel an seule à l’hôpital. Elle se sentait sombrer dans la tristesse. Toute idée de bonheur possible, de bonheur accessible, là, juste là, tout ce qui l’avait fait tenir finalement, s'évanouissaient.
Adieu. Adieu Noël, adieu illuminations. Adieu à la neige et au vent. Adieu à l’hiver et au froid. Adieu à la crèche, aux santons, aux cadeaux, à la joie. Adieu aux repas de famille. Adieu au sapin que, tous les deux, ils faisaient. Adieu calendrier de l’avent, chocolats, truffes, bûches glacées. Adieu à la messe de Noël, aux jeux du Nouvel An, aux rires, aux voeux, aux sourires contents. Adieu à la galette, à l’anniversaire de sa sœur, au décompte avant Minuit, à la danse, adieu à la vie qui reprend.
Et elle se sentait sombrer, comme dans un puits sans fond.
Cette décision qui la privait de toute sa force. Comme si elle marchait dans la boue, contre le vent et qu’on lui avait mis des boulets lourds aux pieds. Soulever un pied, l’extirper de cette boue. Le replonger, tomber, se relever. Tenter d’extirper l’autre pied. Retomber.
Et partout, cette boue gluante, qui avalait tout. Qui l’avalait elle. La dépression, depuis des années. Cette boue collante, qui l’empêchait d’avancer.
Alors pour vaincre la conséquence, on nourrissait la cause ? Pour guérir, il fallait se maintenir dans la tristesse ?
Mais ce n’était pas guérir. Ce n’était plus pareil. Elle se sentait dans un tunnel. Un long tunnel. Elle avait suivi une petite lumière, là-bas, au fond. C’était cette petite lumière qui lui avait fait parcourir ce chemin dans le tunnel. Elle s’approchait, s’approchait, tendait les bras. Plus rien, la lumière s’était éteinte. Elle était seule dans le noir.
Elle ne put s’empêcher de penser à la plaisanterie qui la faisait rire dans un des épisodes de l’âge de glace, lorsqu’un des deux frères opossums est évanoui, et que son jumeau lui dit : « surtout, si tu vois un tunnel avec de la lumière au bout, fais demi-tour ». Il aurait compris. Sa sœur aussi.
Mais il n’y avait personne. Personne à qui dire la plaisanterie, personne qui comprendrait, personne avec qui rire, avec qui échanger. Si désespérément seule. Si longtemps enfermée. Quand verrait-elle autre chose qu’un hôpital ? Quand pourrait-elle ressentir l’air du dehors sur son visage ?
Et une vieille impression, un vieux sentiment s’installait en elle. Insidieux, menaçant. Un sentiment horrible, qui lui rappelait un événement précis.
L’envie de s’arrêter. Immobile dans sa chambre, assise sans bouger.
Parce qu’avec cette décision, la vie ne pouvait pas reprendre et le monde continuer. Comme si, en s’arrêtant, elle pouvait arrêter le temps. Comme à la mort de son père.
Immobile, sans bouger. Empêcher le monde de continuer. Ne pas reprendre son quotidien, pas tout de suite : reprendre, ce serait accepter. Accepter l’insupportable.
Elle savait aussi, maintenant, comment ça finissait. On se relevait, on reprenait. On devait accepter. Accepter l’insupportable. On continuait.