Le coup d’État de Pinochet contre l’Union Populaire fait partie de mon histoire personnelle et politique, et pourtant j’ai été absent des premières protestations.
J’avais, jeune militant très actif du PCF, suivi de près ce que la presse du Parti en faisait savoir ; j’ai souvenir d’une rencontre, à l’ENS de Fontenay je crois, au printemps 1972 au cours de laquelle la philosophe Christine Buci-Glucksmann nous avait fait un tableau exaltant de cette société en pleine transformation ; je lisais les lettres passionnées et passionnantes de mon camarade de cellule Serge qui était parti là-bas un an… Le « passage pacifique au socialisme », que je défendais publiquement, mais sur lequel j’avais parfois quelques doutes que je gardais pour moi : ça peut marcher, alors ? C’était l’espoir.
Mais en ce début de septembre 1973 j’écrivais jour et nuit pour finir mon mémoire de maîtrise juste à temps afin de pouvoir m’inscrire aux concours de recrutement des professeurs ; je restais toujours près de mon épouse qui attendait d’un instant à l’autre la naissance de notre enfant. Guère le temps de penser à mon angoisse ; pourtant l’ami Serge, dès son retour en juillet, très enthousiaste et très inquiet aussi, m’avait dit que notre presse progressiste française était beaucoup trop optimiste à propos de ce qui se passait là-bas.
Mon Chili au cœur, c’est donc indissolublement le choc de la terreur succédant à l’espoir et cinq jours après l’intense bonheur de la naissance de ma fille. Puis les cauchemars que j’ai faits pendant les semaines qui suivirent : nuit après nuit, je rêvais que j’étais dans un camp de concentration, avec mon bébé dans les bras, saisi d’une angoisse atroce parce que je ne trouvais pas de lait pour la nourrir…
Plus tard ce furent la participation aux nombreuses actions de solidarité et les interrogations sur les explications que l’on proposait de tous côtés ; et toujours un malaise quand mes camarades du Parti ou du PS rejetaient comme une trahison des analyses critiques des « gauchistes » sur les illusions à propos d’un « passage pacifique au socialisme ». Je n’aimais pas leur ton, mais je pensais que nous ne répondions pas au problème. Et je n’ai jamais oublié qu’Alain Peyrefitte, un baron du gaullisme, avait dit à la télé, peu de temps après le coup d’État, que l’application du Programme Commun du PC et du PS en France donnerait le même résulat… or un peu plus tôt dans cette année 1973 le ministre français de la Défense Robert Galley n’avait-il pas déclaré que « l’armée demeure le dernier recours de notre société libérale » ?
Depuis, qui dans les gauches françaises a regardé la question en face : le jour où seront pacifiquement engagées ici de vraies transformations sociales révolutionnaires, même si elles ont l’appui renouvelé du suffrage universel, qui peut assurer que les classes proches de perdre définitivement leur domination ne recourront pas aux institutions de répression faites pour les défendre ? Imagine-t-on une contre-révolution par voie pacifique ? Et qui peut assurer qu’en l’absence d’une stratégie pour les désarmer la même tragédie ne succèdera pas aux mêmes espérances ?
Il serait dramatique de s’aveugler devant les répétitions de l’Histoire.