Un article paru dans Le Monde du 23 juillet, «L’Etat de droit est devant nous» (analyse d’un colloque organisé par le quotidien et France Culture autour du thème «L’Etat de droit n’est-il plus qu’une illusion?»), mérite d’être mis en perspective avec la récente réforme constitutionnelle du 21 juillet.
Face aux multiples «menaces» qui pèseraient sur notre système de protection juridique des citoyens, dont la «politisation» croissante des sphères administratives et judiciaires ne serait pas la moindre, la perspective d’une administration égalitaire et juste de nos rapports sociaux s’éloignerait: «La France a encore du chemin à faire sur la route de l’Etat de droit, et, pour le vérifier, il suffit de se tourner vers les pays de tradition anglo-saxonne», écrit le journaliste du Monde. Le droit français serait ainsi trop "politique".
La question doit certainement être posée, encore faut-il s’entendre sur la définition de l’Etat de droit. L’Etat de droit s’est imposé au XVIIIème siècle avec la pensée libérale qui voyait en l’Etat un instrument d’oppression et de négation des libertés individuelles récemment conquises. Ainsi, l’Etat doit reconnaître ces libertés et les protéger en confiant au juge indépendant le soin de les rendre pratiques. En aucune manière les autres pouvoirs publics ne doivent intervenir dans la vie des citoyens libres. Cette conception correspond toujours au modèle anglo-saxon, où les régimes juridiques accordent au pouvoir judiciaire un statut au moins équivalent aux deux autres, l’exécutif et le législatif. L’Etat protège les citoyens contre les abus de droit qu’il est susceptible de commettre. Le droit protège de la politique.
En Europe continentale, le positivisme du XIXème siècle a fait évoluer l’Etat de droit vers le normativisme. Le droit se réduisant au droit positif, seul l’Etat en est le précepteur. Le pouvoir de juger ne recouvre plus celui d’interpréter les normes à mettre en pratique, puisque la norme a une valeur intrinsèque fondée sur son caractère légal, c’est-à-dire placée dans une hiérarchie des normes dont le sommet est la Constitution. Ainsi la société libérale devient-elle un ensemble organique dont les éléments sont reliés par la norme, ontologiquement définie par l’Etat. Le droit n’est plus extérieur à l’Etat en tant que phénomène empirique, il lui est consubstantiel. L’Etat libéral régule, l’Etat constitutionnel réglemente. La politique est le droit.
Affirmer qu’un modèle est supérieur ou meilleur que l’autre est abusif car chacun a des caractéristiques institutionnelles propres, d’autant plus que les deux modèles coexistent dans la plupart de nos sociétés politiques complexes.
Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont tous les deux parfaits. Chacun de ces deux modèles – l’Etat de droit libéral et l’Etat de droit constitutionnel – renferment leurs propres limites, leurs propres maux. L’Etat libéral est d’essence développementaliste et ne peut donc que corriger les déséquilibres sociaux au lieu de chercher à les éviter. L’Etat constitutionnel est dans la recherche éperdue et vaine d’une exacte corrélation entre droit et vérité. Dans les deux cas, le droit masque la réalité, et c’est bien là son utilité première. Là est le point de convergence fondamental des deux modèles démocratiques.
Une déviance propre au constitutionnalisme européen est, non pas l’abus de droit comme certains le décrivent complaisamment, mais une forme de juridisme pointilleux déniant aux acteurs politiques une quelconque autonomie dans leurs rapports. Les Constitutions se remplissent d’articles décrivant scrupuleusement et dans le moindre détail les procédures à suivre entre pouvoirs constitués, ceux-ci étant corsetés de toutes parts dans l’objectif qu’ils s’arrêtent mutuellement. Le risque est double : le caractère inapplicable du dispositif, voire le blocage institutionnel.
La Constitution de la Vème République dure car elle repose notamment sur le subtil partage des tâches entre les deux représentants de l’exécutif. Si le Président de la République a finalement renoncé à proposer la révision des articles 5, 20 et 21 de la Constitution qui définissent les règles de ce partage, ce n’est évidemment pas un hasard. La souplesse est gage d’efficacité et donc de pérennité.
Le Président dispose désormais de plus de marges de manœuvre avec la rupture de la séparation organique entre pouvoir exécutif et législatif (possibilité de prendre la parole devant le Parlement, article 18, alinéa 2 ; retour automatique des membres du gouvernement démissionnaires sur le banc de l’assemblée dont ils étaient membres, article 25, alinéa 2). En contrepartie, certaines attributions présidentielles sont amenuisées (encadrement partiel du pouvoir de nomination par les commissions permanentes de chaque assemblée, article 13, alinéa 4 ; encadrement du recours souverain au pouvoirs de crise, article 16, alinéa 6 ; restriction du droit de grâce, article 17; suppression de la présidence du Conseil supérieur de la magistrature, article 65, alinéa 1er).
S’agissant de la séparation fonctionnelle des pouvoirs, qui, outre l’encadrement très théorique de certaines des nominations présidentielles, constitue l’essentiel de la réforme, le texte adopté par les parlementaires est éloquent. La nouvelle procédure de référendum d’initiative parlementaire (article 11, alinéa 3 à 6), les conditions d’inscription des projets de loi à l’ordre du jour d’une assemblée (article 39, alinéa 4 et 5), la procédure «accélérée» remplaçant l’urgence (article 45 et 46, alinéas 2), les nouvelles règles présidant à l’établissement de l’ordre du jour parlementaire (article 48), la nouvelle procédure de renvoi préjudiciel devant le Conseil constitutionnel (article 61-1), la procédure de ratification des futurs traités d’adhésion à l’Union européenne (article 88-5), nonobstant que certaines de ces dispositions nécessitent des lois organiques déterminant leurs conditions d’application, contiennent les germes de futurs blocages institutionnels tant leur dispositif est compliqué par le jeu des neutralisations mutuelles. Que se passera t-il quand le gouvernement et le parlement se disputeront la fonction législative?
Fort heureusement, le fait majoritaire devrait éviter à la Vème République de tomber dans l’ornière. Or, cette réforme devait justement en modérer les effets, décuplés par le quinquennat, l’inversion du calendrier électoral, et la création subséquente de l’UMP, qui détient à lui seul, fait unique dans l’histoire républicaine, la majorité absolue à l’Assemblée nationale depuis six ans. Le principal point de friction de la réforme réside donc dans la définition de la majorité et de l’opposition, qui se "partageront", en quelque sorte, l’exercice des nouvelles prérogatives parlementaires. Or, l’individualisme forcené de nos parlementaires a rendu impossible une définition juridique de la majorité et de l’opposition. La rédaction du nouvel article 51-1 de la Constitution a évolué, entre le projet initial qui opérait une différenciation statutaire entre groupes parlementaires reposant sur leur déclaration constitutive, ce que le Conseil constitutionnel avait toujours refusé, et la rédaction finale au terme de laquelle le règlement de chaque assemblée «reconnaît des droits spécifiques aux groupes d’opposition de l’assemblée intéressée ainsi qu’aux groupes minoritaires (sic)». Cette rédaction ambiguë et asymétrique n’éclaircira guère le jeu politique, et ne permettra pas de clarifier le statut des différents groupes parlementaires, ramenés à ce qu’ils sont déjà: des rouages dans chacune des chambres.
Un article cependant mérite l’attention, alors qu’il n’a guère retenu celle des parlementaires, à part les centristes qui y ont vu le moyen de transformer, par la magie du droit, le groupuscule du Nouveau Centre en un véritable parti politique. L’article 4 de la Constitution comprend désormais un troisième alinéa précisant que «la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation». Ce qui, en soi, ne signifie pas grand-chose – le dispositif initial, dont l’article 51-1 était la symétrique par rapport aux groupes parlementaires, était plus cohérent – mais ouvre la voie à la définition d’un statut législatif des partis politiques. Un tel statut permettrait de reconnaître l’ensemble des activités partisanes et transformer ainsi les partis politiques en de véritables auxiliaires de la démocratie représentative. Si le droit constitutionnel pouvait résoudre la contradiction dialectique entre la démocratie représentative reposant sur l’élu-individu et la nécessaire discipline que suppose l’ordre partisan, ce que l’observation immédiate de la vie politique confirme, alors l’action politique (re)deviendrait enfin une œuvre collective. Le droit viendrait au secours de la politique, et, avec des partis politiques institutionnalisés et efficients, nous pourrions tous affirmer que l’Etat de droit se donne une chance d’exister vraiment.
Abel Hermel
Docteur en droit public,
Enseignant à Sciences-Po