C’est un jour où on parle beaucoup du prestige du métier militaire, où on montre des films de guerre, et plus généralement où on célèbre les hommes dans leur rôle de soldats potentiels. La chronique d’aujourd’hui s’inscrit dans cette actualité brûlante.
Maillots de corps rayés, bérets bleus vissés sur le haut du crâne, tatouages, décorations militaires, quarantaine bedonnante, guitares électriques, batterie et micros.
« Si tu es citoyen
Si tu es président
La loi existe pour toi
Des interdits existent pour toi.
Ne vole pas dans la caisse
Ne dis pas de mensonges
Sois ouvert à tous
Réponds de tes paroles
Président pendant huit ans
A nouveau candidat
Regarde-nous dans les yeux
Et ferme donc ton mandat
Nous t’avons fait confiance
Tu ne cessais de mentir
En faisant fonctionner
Le secret du KGB »
Une chanson « maison » contre le candidat Poutine, ce n’est pas ce qui étonne ces derniers temps en Russie. Des concours sont même organisés parmi les opposants pour la meilleure chanson politique. Oui, mais il y a les maillots, les bérets, les médailles, le logo des troupes aéroportées en arrière-plan de la vidéo…
« Tu es tout comme moi
Un homme, et pas un dieu
Je suis, tout comme toi,
Un homme, pas un crétin
On ne te laissera plus mentir
On ne te laissera plus voler
Nous sommes les parachutistes de la liberté
La mère Patrie est avec nous. »
On avait coutume de croire que l’armée - et plus généralement la Russie militarisée et paramilitaire - était un bastion de soutien pour Vladimir Poutine, sensible à sa rhétorique d’ordre et de puissance, voyant dans le colonel Poutine l’un des leurs.
« Tu as détruit la défense
Tu as cédé l’armée
Tu n’en avais rien à cirer des soldats
Tu as envoyé au diable les officiers »
Les cinq gars qui chantent, d’abord dans un studio d’enregistrement un peu miteux, puis sur les tribunes des manifestations moscovites contre Poutine, sont des vétérans des forces armées russes, et plus précisément des troupes aéroportées, membres d’une association locale de vétérans parachutistes. Dans la vie civile, on sait que l’un d’entre eux est contremaître dans le bâtiment, un autre est gestionnaire d’un entrepôt de pièces détachées. Les trois autres, on ne sait pas trop. A l’occasion, ils chantent. La mélodie est simple, les paroles directes, percutantes, un peu naïves.
« Dans notre cœur, nous gardons
Berlin et l’Afghanistan
Dans le cœur de « Russie Unie »
Il n’y a que ses poches »
Des vétérans donc. Des hommes dans la force de l’âge, entre quarante et cinquante ans, réunis par leur expérience militaire commune. Pas forcément des militaires de carrière, mais ceux que le passage par l’armée soviétique – et quelquefois par des conflits armés tels que la guerre soviétique en Afghanistan - a marqué à vie. Des nostalgiques de la fraternité militaire, des conditions extrêmes qui font ressortir le meilleur et le pire de chacun. Des hommes que l’on a représenté comme des héros jadis et qui ont parfois l’impression de n’être plus personne dans la vie civile.
En Russie comme dans les autres pays issus de la chute de l’URSS, les vétérans chantent beaucoup. Non pas des marches militaires, mais des chansons sur l’amitié virile, la vie et la mort, l’attente insoutenable et les attaques. Une guitare, deux rimes, trois accords, quelques verres sur la table. Des disques qu’on enregistre et qu’on s’échange, des rencontres musicales parfois un peu arrosées. Les paras passent pour être les champions de cette fraternisation un peu potache, de vrais casse-cous, des gars qui en ont vu. « Personne à part nous » est le slogan postsoviétique des parachutistes, et ça veut dire « Personne mieux que nous ne défendra son pays ». Il y a une grande arrogance dans cette déclaration, mais surtout la conviction d’être dépositaires de valeurs citoyennes essentielles, gardiens du sens du devoir.
« Aujourd’hui, l’honneur n’est pas bien vu
La dignité n’est pas à l’honneur
Il n’y a qu’un système où compte
L’éclat des pièces de monnaie
Des voitures et des fringues
Consumérisme global »
Et les années Poutine, la restauration de la grandeur de la Russie, le retour du patriotisme ?
« On a oublié la culture,
Dans les écoles on passe des QCM [au lieu des examens de fin d’études]
Les diplômes sont à vendre
Les pots de vin sont partout
Un vieillard ne peut pas
Etre soigné gratuitement
C’est l’impasse d’un système
Pourri jusqu’à l’os. »
Bien sûr, la direction de l’association nationale des vétérans parachutiste a désavoué les cinq chanteurs. Bien sûr, on ne sait pas grand-chose de ces hommes qui ont fait un tabac avec leur rock politique brut de décoffrage. Bien sûr, quelques accords de guitare ne sont pas d’un grand effet sur une armée et un pays.
Mais on peut aujourd’hui en Russie mettre un uniforme militaire, chanter sur la place publique:
« Tu n’es qu’un simple fonctionnaire
Ni un tsar, ni un dieu ».
... et se faire applaudir.
- - -
UPD: Les paras ont encore frappé début mars avec une nouvelle chanson. La métaphore est cette fois-ci maritime: le navire Russie est conduit par un faux capitaine.
"Qui est ce parasite à la charge du peuple
Qui est celui qui se frotte au gouvernail?
Pousse-le un peu, Russie,
Jette ce rat du navire"