C'est l'histoire d'un jeune maître d'école qui exerce depuis plusieurs années son métier avec force et conviction dans une école du 13ème arrondissement de Paris. Un professeur des écoles qui croit dur comme fer en les vertus à la fois émancipatrices et structurantes de l'éducation. Une personne investie qui a expressément choisi, là où d'autres font tout pour les fuir, de travailler dans ce que l'on appelle poliment les zones d'éducation prioritaire (ZEP) – ou de manière plus réaliste : les écoles-ghettos qui entassent jeunes en galère, handicapés sociaux, exclus, dominés, bref, les laissés-pour-compte de l'égalité des chances.
Ils sont rares ces enseignants qui ont de la considération pour des enfants destinés par le jeu injuste de la reproduction sociale à devenir des perdants, des ratés, tout au mieux des larbins mal payés. Mais notre professeur pense qu'ils en valent la peine. Il les respecte, les soutient, les encourage, les aide à prendre confiance.
Seulement voilà, un jour, il commet une faute grave : il signale auprès des services sociaux une petite fille qui lui confie être victime de violences au sein de son foyer. Quelle erreur ! On ne fait jamais ce genre de signalement ! Oui, on est légalement obligé de le faire… mais on les sent venir les enfants qui vont lâcher un pavé dans la marre ! Il faut les éviter, leur couper la parole, leur faire comprendre qu'on ne veut rien savoir et le tour est joué ! De toute façon, les africains, on les connaît, ils usent tous de méthodes archaïques, barbares, sauvages pour corriger leurs multiples enfants !
Étrangement, notre jeune mais non moins expérimenté maître d'école n'a pas pensé de cette manière. Étonnamment, il s'est senti investi d'une mission : être à l'écoute de son élève, et la protéger. Il l'a entendue, puis a émis un signalement. Naïvement, il a cru qu'il ne rencontrerait que soutien, mobilisation et reconnaissance autour de son acte. Mais une année s'est écoulée et aucune enquête n'a encore été réalisée au sein du foyer de la dite petite fille, et le vertueux professeur s'est vu malmené et menacé par les parents de l'enfant, abandonné par l'institution lorsqu'il était exposé au père violent et alcoolique qui déambulait régulièrement autour de l'école et, cerise sur le gâteau, il s'est vu reprocher son acte par un inspecteur las et fatigué. Pire, il a été sanctionné pour son acte, se voyant refuser un double-niveau de CM1 et CM2, pour être alloué au CE1.
Officiellement, c'est l'histoire d'un établissement scolaire en zone d'éducation prioritaire, dans un quartier sensible, accueillant majoritairement des minorités visibles issues de la diversité. Belle fable que cette histoire qui nous raconte en sommes un lieu sur lequel tous les projecteurs sont braqués, toutes les attentions sont concentrées, et toutes les énergies déployées. Mais derrière ce discours policé, se cache une école de laquelle tous les regards se détournent, une école à l'abandon, dont on ne veut surtout pas entendre parler. Le déroulement de sa rentrée 2014 suffit à en apporter la preuve : pas moins de deux postes n'ont pas été pourvus en professeurs ! La classe de CM2 revendiquée par notre protagoniste précédent n'a vu personne pour l'accueillir, poussant ainsi le cynisme de la sanction jusqu'à son comble : « Mieux vaut pas de maître du tout qu'un maître d'école investi qui nous donne du travail et pose des questions. » Quant à la « Classe pour l'Inclusion Scolaire » (CLIS) – encore une fable que la réalité déçoit – elle était également déserte, laissant les plus fragiles des élèves de l'école sans prise en charge. Des remplaçants ont donc été dépêchés en urgence sur ces postes, mais ça n'a pas été suffisant pour éviter les crises de violence d'enfants qui nécessitent plus encore que les autres d'être accompagnés et encadrés. L'un d'eux a même menacé une maîtresse enceinte qui a du battre en retraite devant un enfant de 10 ans pour protéger son bébé. Mais les jours ont passé, et les professeurs se font toujours attendre… Que doivent penser les parents, les professeurs et les enfants quand, après deux mois de vacances estivales, personne n'a pensé à pourvoir les postes en maîtres et maîtresses, le b.a.-ba de la préparation d'une rentrée scolaire ? L'abandon, pour les uns, la honte, pour les autres. Et pour les enfants, le message est clair : l'école ne fera rien pour vous.
Cette histoire, c'est l'histoire d'un système scolaire qui repose sur le principe de l'égalité des chances, ce principe qui doit permettre à tous de démarrer dans la vie sociale à armes culturelles et matérielles égales. Et qui veut devenir plombier, banquier ou Président de la République le pourra, indépendamment de ses origines, de son sexe, ou la situation ses parents. Il lui suffira de bien travailler à l'école. Car c'est à l'école qu'est confiée la prestigieuse mission d'égaliser les armes du savoir et de la compétence. Autrement dit, elle rend les élèves égaux devant la compétition pour les meilleures positions sociales.
Si le principe est critiquable sur de multiples aspects philosophiques – Pourquoi devrait-il y avoir une compétition ? Pourquoi devrait-il y avoir de mauvaises positions à pourvoir ? Pourquoi la mission de l'école devrait-elle être de préparer à l'entrée sur le marché du travail ? – il a le mérite d'être chargé de bonnes intentions, en particulier celle de tendre vers plus de justice sociale.
Dans un pays comme la Finlande, souvent montré en exemple pour la réussite de son système scolaire, les écoles accueillant un public en difficultés sociales sont celles qui concentrent le plus de moyens. En outre, les parents n'ont pas le choix de l'établissement scolaire où ils envoient leurs enfants de manière à garantir un minimum d'homogénéité des publics dans les classes. Ce sont des mesures concrètes qui permettent de tendre vers une égalité des chances : compenser les différences matérielles, permettre l'intégration de réseaux sociaux multiples et variés, éviter la concentration et la stigmatisation d'un public.
Or, en France, la litanie de l'égalité des chances est encore une fable destinée à tous nous endormir : rien de tout cela n'est fait et la conséquence en est que nulle part en Europe le taux d’échec n’est autant lié aux origines sociales.1 Les plus fragiles sont concentrés dans des écoles-ghettos laissées à l'abandon, fuies par les professeurs, négligées par les institutions, cependant que les mieux dotés en capitaux sociaux, économiques et culturels sont chaleureusement accueillis dans des écoles-sanctuaires qui bénéficient des meilleures conditions de travail possibles. Ce qui est alors pratiqué, c'est bien l'inégalité des chances : on ne mélange pas les publics et on favorise les plus aisés.
Finalement, c'est l'histoire de l'injustice sociale. Le mythe de l'égalité des chances a certes permis une ouverture à des progrès en terme de justice sociale : la prise en compte des exclus du marché du travail, des discriminations dont ils font l'objet, de l'immobilité sociale dans laquelle beaucoup sont enfermés. Mais aujourd'hui, le mythe de l'égalité des chances a pris une telle ampleur qu'il a supplanté l'interprétation de la société en terme de lutte des classes. Aujourd'hui, se battre pour l'égalité des chances, ce n'est plus se battre contre les inégalités sociales, mais pour des inégalités sociales qui soient reconnues comme justes. Comme l'a si justement écrit François Dubet : « Dans l'ombre de l'égalité des chances, il y a toujours un fond de darwinisme social. »2
Cela signifie qu'à « gauche » comme à droite, on ne cherche plus à tendre vers une société où tout le monde aura eu la chance d'accéder à toutes les positions tout en étant assuré d'une réelle redistribution des richesses. Non, cela signifie que tout le monde aura les cartes en main pour accéder aux meilleurs positions et la concentration des richesses en sera la récompense. Que le meilleur gagne ! Ceux qui échouent ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes ! Leur punition étant une vie de misère en occupant des postes pénibles, puis de crever la gueule ouverte à 50 ans. Tandis que les autres, ceux qui auront bien travaillé à l'école, qui n'auront pas eu peur de faire des efforts, qui se seront battus, ils auront les meilleures places, mangeront tous les jours du « saumon sur lit de caviar »3, et auront l'air d'avoir 20 ans jusqu'à leurs 90 ans. C'est ce qu'on appelle la méritocratie.
Au-delà d'être critiquable sur son principe – en effet pourquoi les gens devraient-ils souffrir de ne pas avoir voulu être les meilleurs ? – l'égalité des chance est tout simplement un mensonge. Aucun dispositif n'est capable aujourd'hui de mettre tous les individus d'une société inégale sur un pied d'égalité face à la compétition pour les meilleures places ! Les plus riches, et donc ceux qui ont un accès plus aisé à la culture et aux réseaux sociaux dominants, restent ceux qui ont un accès aux meilleures places, point. Ils sont des lièvres qui affrontent le plus aisément du monde des tortues qu'on a ridiculement affublé de béquilles. C'est ce qu'on appelle la reproduction sociale.
Heu non ! Pardon ! C'est la méritocratie ! Le riche est bien sûr riche parce qu'il le mérite ! Quant au pauvre, il n'avait qu'à travailler à l'école... Faire passer un système d'attribution des places qui repose sur la reproduction sociale pour un système qui repose sur le mérite, c'est le faire passer pour juste de la manière la plus orwellienne qui soit.
Le jeune professeur, désenchanté, désabusé, blessé au cœur même de ses convictions, a envie de baisser les bras. La fougue qui l'animait l'a quitté, il fera dorénavant tout ce qu'on lui demande, et pas une miette de plus. Il détournera le regard quand un enfant voudra lui confier qu'il est maltraité, et malgré toute sa bonne volonté il fera certainement sentir à ses élèves qu'aucun avenir ne les attend. Et dès qu'il le pourra, il demandera sa mutation car maintenant, son but, c'est de penser à lui, à son confort, à sa vie plutôt qu'à celle des autres. Et qui l'en blâmerait ? On lui a menti, on lui a fait croire que son métier avait un sens, qu'il pouvait être utile à la société, alors qu'il était destiné à n'être qu'une vitrine, un pantin, une danseuse.
1Groupe européen de recherche sur l’équité des systèmes éducatifs, L’équité des systèmes éducatifs européens.
Un ensemble d’indicateurs, 2003.
2François Dubet, L'Égalité des chances. Repenser la justice sociale. Éditions du Seuil et de La République des Idées, 2010 - p. 93
3Expression de IAM, issue du morceau « Nés sous la même étoile »