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Billet de blog 2 octobre 2008

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Le soviétisme, stade suprême du capitalisme

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La soviétisation nous guette ! Il ne s’agit pas d’un cri digne de la guerre froide, mais d’une constatation liée à l’interpénétration des civilisations et des modèles politiques, ce qu’il est convenu d’appeler «acculturation».

L’anthropologie moderne travaille sur les changements induits par la colonisation, à la fois dans les pays colonisés mais encore — effet boomerang — chez les nations colonisatrices. C’est précisément ce retour de flamme — lorsque la partie dominante sur le plan économico-politico-militaire est acculturée —, qui constitue un paradoxe passionnant.

Horace (qui vécut de 65 à 8 avant notre ère) en avait produit un résumé génial (Épîtres, II, I, 156 et 157 : au 13e paragraphe de ce lien) : «Graecia capta ferum victorem cepit...» Ce qui donne en français : «La Grèce conquise a conquis son farouche vainqueur» (ou la Grèce vaincue à vaincu son farouche vainqueur, ou encore la Grèce soumise a soumis, selon les traductions). Bref, il y eut hellénisation de l’Empire romain.

À l’heure où la planète capitaliste gave d’argent public des banques subclaquantes, à l’heure où de telles nationalisations à peine masquées donnent une furieuse envie, à un Arnaud Lagardère, de grincer «Marx, reviens, ils sont devenus fous !», n’est-il pas temps de se demander si l’Urss vaincue n’aurait pas vaincu son farouche vainqueur ? Le capitalisme, littéralement effréné, n’en vient-il pas à reproduire ce qui caractérisait le socialisme réel ?

Tout est parti d’une équation de rencontre : Guantanamo = Goulag. Un peu fort de café ! Mais à pousser plus largement la comparaison et à y regarder de plus près, le marché ne génère-t-il pas aussi ses samizdats ? Il ne s’agit pas du piratage économique, mais de ces livres apparemment fantomatiques, édités par des maisons sans pignon sur rue, évitant la presse comme la peste et trouvant pourtant leur public grâce à divers canaux souterrains (exemple typique : les Éditions de l’encyclopédie des nuisances sises 80, rue de Ménilmontant à Paris XXe, dont l’animateur, Jaime Semprun, a notamment publié Défense et illustration de la novlangue française).

La dispute jamais close à propos de la prétendue Constitution européenne n’a-t-elle pas fini de montrer que bien des pans de la société ne se voient plus comme des opposants mais tels des dissidents, qui vomissent la nomenklatura et retrouvent cette distinction entre «eux et nous» propre aux démocraties populaires?

L’usage de la Toile a «rude pravoïsé» nos quotidiens nationaux, ces tigres de papier qui indiffèrent le lecteur à l’instar de Rude Pravo, en Tchécoslovaquie, dans les années 1970. Aujourd’hui, dans les métros des grandes villes d’Europe, tous ces citoyens qui parcourent des journaux gratuits auxquels ils n’accordent qu’une attention hasardeuse tant leur paraît sans valeur cette information bradée, ne font-ils pas penser aux foules n’ayant jadis à se mettre sous les yeux que la Pravda ?

Enfin les employés de la compagnie d’aviation à bas coûts Raynair, qui ont naguère tenté de créer un syndicat dans l’aéroport de Dublin, en dépit d’une doxa de fer («Direct management = better pay»), ne retrouvent-ils pas le sens du combat des pionniers de Gdansk voilà bientôt trente ans ?

Il ne nous manque plus qu’une bureaucratie férocement vétilleuse : la lutte contre le terrorisme y pourvoit déjà. Le fichier Edvige (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale) apparaît au citoyen qui s’émeut.

La pénurie socialiste n’a pas encore d’équivalent, mais le pétrole n’a point dit son dernier mot et l’on avisera peut-être un jour, devant les pompes à essence, des files d’attente parcourues par cet humour ravageur qui fleurissait au-delà du rideau de fer. Là-bas, devant l’étal vide du boucher, on soupirait : «Nous allons tellement vite vers le communisme que ces pauvres bêtes n’arrivent pas à nous suivre !»

Ce que nous vivons actuellement rappelle à quel point le mot crise vient du grec (κρίσις) jugement. Toute crise recouvre le moment d’un accès à soi-même. Son essence est de dévoiler la vérité latente d’un âge absorbé par sa disparition. Au secours, Hegel revient !