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Billet de blog 6 décembre 2012

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Anouk Grinberg, ou l'art éperdu retrouvé

À Paris, deux expériences culturelles s'imposent. L'une relève de la conservation patrimoniale, l'autre de l'éphémère absolu.

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À Paris, deux expériences culturelles s'imposent. L'une relève de la conservation patrimoniale, l'autre de l'éphémère absolu. Au Centre Pompidou, exposition Dali. Le dandy de Cadaqués avait mis davantage de génie dans sa vie que dans son œuvre. D'où l'importance – ils jalonnent le parcours au même titre que les toiles du maître – des documents audiovisuels. Parmi ceux-ci, L'Auportrait mou de Salvador Dali réalisé pour la télévision par Jean-Christophe Averty en 1966, mais diffusé en 1972 : entre-temps, mai 68 était passé par là – que le documentaire annonce avec une folie réjouissante – et l'ami de l'art moderne, Georges Pompidou, avait remplacé à l'Élysée le général de Gaulle, de stricte obédience en matière picturale. Prévoyez une heure pour déguster ce bijou de l'ORTF, ou procurez-vous le DVD de l'exposition édité par l'Ina.

Une heure, c'est également le temps de l'hypnose que provoque, jusqu'au 15 décembre, Anouk Grinberg au théâtre des Bouffes du Nord. Dans Molly Bloom, adaptation de l'ultime chapitre d'Ulysse de James Joyce, la comédienne atteint les cimes avec intelligence, grâce et naturel. La scène comporte une couche, où repose un homme endormi tandis que sa femme, insomniaque, ratiocine, s'indigne, s'émeut, délire et pense à lit ouvert. Elle incarne l'autre moitié de la croûte terrestre, le persiflage des victimes – le deuil d'un nourrisson s'infiltre –, celle qui eut le dessous mais qui prend le dessus en ce Kamasutra mental que s'avère la vie maritale : « Où est-elle leur fameuse intelligence, je voudrais bien le savoir ; la matière grise qu’ils ont est dans leur queue. »

Le corps, ses misères autant que ses jouissances, composent une carte du Coriace. L'explore la voix démotique, désespérée, lucide, gouailleuse, fourbue et passionnée d'Anouk Grinberg, simple comme bonsoir, pure comme la nuit, gorgée de douleurs sépulcrales, attendant le matin comme le messie de toute vie.

Le monologue échevelé de Molly Bloom lui fait reprendre possession de soi dans l'échappée du verbe. Sortie du texte comme d'un ventre maternel, la comédienne, d'un lit-livre, imprime son caractère, capital et minuscule. Totalement elle-même et pourtant étrangère à l'empreinte que nous en gardions, la voici femme qui se laisse détruire en ce qu'elle survit, femme à jamais mémorable telle la Jeanne Moreau du Récit de la servante Zerline voilà un quart de siècle ; femme hors d'haleine et musicale, femme envoutante, exil de toutes nos pensées, femme rayon de lune, femme entrailles, femme inflexion, femme inspiration, dont la dernière phrase laisse jaillir cinq « oui », comme une promesse d'éternité venue du trente-sixième dessous : « Après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m’a demandé si je voulais dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je lui ai mis mes bras autour du cou et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien.  »

MOLLY BLOOM
d’après le chapitre 18 d’Ulysse de James Joyce,
traduction de Tiphaine Samoyault, adaptation de Jean Torrent,
avec Anouk Grinberg.

Théâtre des Bouffes du Nord,
37 bis boulevard de La Chapelle 75010 Paris.
Jusqu'au 15 décembre 2012.
Du mardi au samedi à 21h.
réservations : 01 46 07 34 50 (entre 13h et 18h) / www.bouffesdunord.com
tarifs plein : 18€ à 28€ / tarifs réduit : 14 à 25€
tarifs plein abonné : 14€40 à 22€40 / tarifs réduit abonné : 11€20 à 20€