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Billet de blog 18 janvier 2015

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Charlie est un messager d’Abraham

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La grande erreur, quand on juge une religion, est d’ignorer, par paresse ou militantisme primaire, et les textes auxquels elle est adossée et les schémas de pensée qu’elle y développe. Je sais donc gré à Mediapart de nous permettre d’entrer dans la bibliothèque du petit djihad, aux si cataclysmiques effets.

Une première remarque, tout d’abord : l’abomination terroriste n’est pas nécessairement le produit d’une ignorance crasse, d’une méconnaissance du Coran, des hadiths, de l’histoire de l’Islam ou de l’évolution de la jurisprudence islamique. Les madrasas ou les convents radicaux ne forgent pas des analphabètes décérébrés. Ils forment des combattants capables d’affûter leur glaive à la meule du débat d’idées, dans le cadre culturel qui est le leur de naissance ou qui est devenu le leur par adoption. Croire que l’annihilation ou la neutralisation physique des djihadistes suffira à enrayer leurs offensives tous azimuts est illusoire ; de même qu’il est illusoire de prétendre combattre dans les jeunes esprits le conditionnement islamiste par un reconditionnement républicain, tout aussi robotisant. D’ailleurs, soit dit en passant, parler de la « jeunesse perdue » de la République à propos des jeunes embrigadés, ou supposés tels dès qu’ils présentent un certain profil socioculturel, est une manière d’éluder une réalité difficile à admettre : il n’y a pas de « jeunesse perdue », puisque la République n’a pas su la trouver, cette jeunesse-là, et il n’est pas sûr qu’aux yeux de l’autre jeunesse, celle qui ne poserait pas de problèmes, Marianne, allégorie désincarnée, ait les contours bien nets. Le modèle républicain que nos ministres voudraient promouvoir est tellement affaibli qu’il ne peut plus se soutenir que par les coercitions administrative et policière. Moralement, il est atteint au cœur car ses valeurs, qui forment le substrat de notre philosophie de vie en société, sont quotidiennement et visiblement bafouées. Elles sont bafouées non seulement par l’État lui-même, traître, quand cela l’arrange, à sa propre devise, et par ses déclinaisons administratives, mais encore par nombre de ses citoyens qui, pour s’en sortir, pensent n’avoir d’autre choix que d’opposer aux intrigues d’en haut les combines d’en bas.  

Dire que les frères Kouachi et leur comparse Amedy Coulibaly étaient cultivés ne remet pas en cause la qualification des crimes qu’ils ont commis. La culture (au sens large que recouvre le mot kultur en allemand), en soi, ne protège nullement des tentations violentes. C’est la principale découverte du XXe siècle, siècle des massacres de masse parmi des populations de bon niveau culturel (relativement aux siècles précédents). Le curieux universel, l’éponge omniculturelle n’existent pas. La culture postule et admet les œillères. Qui a lu cent livres n’adopte pas cent points de vue. Le mieux qu’on puisse faire, et encore non sans un grand dérangement intérieur, est de quitter un point de vue pour un autre, dont les arguments paraissent plus pertinents, tout en gardant de molles attaches avec le précédent. Nous sommes biologiquement programmés pour ne développer qu’un petit nombre de facultés, ce qui nous laisse libres de les choisir et de les perfectionner. Si nous étions capables de tout, perméables à tout, nous ne ferions rien. En somme, seule peut varier la position de l’œillère sur l’œil, qui détermine la quantité de lumière susceptible de l’atteindre, mais cela dépend du degré de malléabilité de l’individu, de son aptitude à secouer les chaînes de ses multiples servitudes volontaires. À côté de cultures plus ou moins accueillantes à la nouveauté, encore qu’il faille se demander si cette hospitalité n’est pas due à une mutation en cours ou à un appauvrissement, il existe une culture pousse-au-crime, une culture antihumaniste et même une culture inhumaine, aussi étrange que cela paraisse aux éthologues, qui font de la culture un trait définitoire de la nature humaine. Un exemple pour illustrer ce dernier cas : l’homme qui verse une larme en écoutant sur YouTube le déchirant Prélude n° 20 de Chopin peut rester parfaitement insensible aux cris déchirants des victimes de la secte sanguinaire Boko Haram, pour autant qu’il s’informe de ce qui se passe au Nigéria ou qu’un écho lui en parvienne par le même canal virtuel. Le fait humain - l’objet artistique, en l’occurrence - l’intéresse, le transporte, mais l’humain l’indiffère. À ceux qui trouveraient le rapprochement inapproprié, je dirai que la souffrance humaine a aussi sa mélodie. C’est la mélodie du travail à la mine qu'Émile Zola s’est évertué à saisir dans Germinal. La partition romanesque émeut ou laisse froid. C’est une question de goût, le plus souvent, mais aussi, parfois, une question de réceptivité culturelle. Il arrive que la culture rende indifférent, intolérant, sadique ou bête, autant que l’ignorance, mais la culture a ceci de plus dangereux qu’elle est puissamment structurée par des archétypes et dispose de multiples supports pour se perpétuer, en sorte qu’elle survit à l’homme cultivé, alors que la méchanceté de l’ignorant, faute de moyens, périt avec l’ignorant.

Ceci me conduit à ma deuxième remarque. Dans son article, Pierre Puchot s’étonne presque de la politisation des trois djihadistes. Vouloir séparer politique et religion est un contresens et sur la politique et sur la religion. La démocratie, à Athènes, était sanctifiée par des processions religieuses. Le culte de l’Être suprême, dans la France révolutionnaire, essaya de fédérer sous une seule accolade républicaine transcendante des communautés de croyances antagonistes. On peut en rire après coup, mais la République française laïque ne s’est-elle pas choisi une allégorie féminine, manière de déesse tutélaire, pour emblème ? Quand le Christ dit qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu, il parle de l’Empire terrestre, par contraste avec la royauté céleste. Une religion peut refuser l’Empire terrestre (ce que n’a pas fait la religion chrétienne), il n’en demeure pas moins que ses adeptes, par leur pratique, ont un impact sur la vie de la cité. La religion est un fil important de la trame sociale. La religion devient un problème quand elle prétend être le seul fil de trame valable. La fameuse loi de 1905 sur la laïcité en France règle la cohabitation de ces anciens fils avec les nouveaux. Elle n’interdit pas aux citoyens de rester fidèle aux anciens, dont la vibration est à l’unisson de certaines valeurs républicaines, mais prend acte des empiètements passés de la tyrannie cléricale sur tous les territoires de l’existence pour mettre des bornes non pas à la foi comme expression personnelle d’un attachement à une ou plusieurs divinités, mais à la publicité dogmatique de la foi, qui peut déstabiliser une communauté politique édifiée en partie sur la liberté de conscience. La liberté de conscience, c’est la liberté du choix et la liberté de revenir sur ce choix.

Le défi auquel est confrontée la communauté républicaine française est le suivant : s’il était permis à un jeune Français musulman de choisir entre le modèle républicain français, dont les grandes lignes lui auraient été exposées, et le modèle républicain islamique (l’Iran est une république), il serait peut-être davantage porté à choisir le second, parce que cette liberté de conscience qui lui permet d’avoir le choix passe après des considérations de moralité et de justice sociale, jugées, elles, prioritaires. Notre République est morveuse dans ces domaines. Je n’écris pas cela par goût de l’autodénigrement, mais parce que nous en souffrons tous collectivement et à divers titres. Le discours djihadiste met le doigt où ça fait mal et se croit autorisé - c’est là son crime et son hérésie - à nous faire mal collectivement (voir les accommodements avec les interdits du djihad mineur), parce que nous, vous, moi, ne ferions rien. Alors que nous sommes politiquement outillés, nous ne ferions rien pour empêcher nos gouvernements dépourvus d’imagination d’étendre, par les moyens classiques de la carotte et du bâton, le cauchemar néo-libéral à l’ensemble du monde, sous prétexte de développement et de modernisation. Nous ne ferions rien non plus pour les convaincre de mettre un terme à la colonisation israélienne de la Terre sainte. Effectivement, que faisons-nous ? Nous pestons, nous pétitionnons, nous écrivons peut-être des billets de blog et, fatalistes, nous reconduisons au pouvoir le même personnel de sociopathes incompétents et vénaux, même si ceux d’entre nous qui jouent encore le jeu électoral sont de moins en moins nombreux. Est-ce qu’un attentat va pour autant nous dessiller sur la nécessité d’emprunter d’autres voies pour nous faire entendre de nos dirigeants ? Si l’on comprend que le capitalisme est un état de guerre permanent et diffus, on devrait comprendre que le combattre avec un arsenal guerrier revient à servir sa cause autrement. Le terrorisme politique, même celui qui se dit légitime en contexte d’occupation, est confronté à la même contradiction morale : il dépend des trafiquants d’armes et de soutiens financiers dont la fortune est assise sur la corruption qu’ils combattent. La résistance armée a aidé à la libération de la France en 1944, mais l’action pacifique de quelques justes a permis à l’humanité de se regarder encore dans un miroir après la plus effroyable boucherie de sa courte histoire, et cela me semble plus fort que toutes les pétarades militaires.

C’est à ce point de l’analyse qu’il nous faut tenter, tout mécréants que nous sommes, d’aller sur le terrain de la foi, que nous masque la violence brutale de l’intransigeance. Ce serait dommage d’ignorer ce terrain et de se contenter d’opposer aux préceptes de telle ou telle religion un décalogue républicain. L’endoctrinement, de quelque côté qu’il vienne, est condamnable. Il importe surtout de doter les citoyens en formation d’un esprit critique qui leur fasse percevoir tous les avantages de la liberté de conscience. Ce n’est pas à l’autorité de la cité de dire au futur citoyen ce qu’il faut penser, mais au futur citoyen, qu’on aura muni du maximum de clefs, de faire son choix en conscience, parmi différentes philosophies de vie respectueuses de l’épanouissement de chacun. L’exemple de l’autocritique doit être donné par les démocrates républicains eux-mêmes. Ils ne peuvent décemment renvoyer à la déclaration universelle des droits de l’homme ou au préambule de la Constitution et passer sous silence le fait que la société dépeinte par ces textes est très éloignée du marigot où nous nous débattons. La République démocratique est devant nous plutôt que derrière nous. Une démocratie effectivement réalisée ne se défendrait pas comme la nôtre se défend, en cachant les problèmes sous le tapis sécuritaire. Mais les démocrates républicains seraient aussi bien avisés d’interroger les textes religieux, riches en enseignements et en ressources de toute nature, de s’intéresser à leur genèse et d’oser casser le monopole clérical de leur exégèse.

J’évoquais, dans un récent billet, la proposition faite par l’islamologue Louis Massignon de mettre en avant la figure transculturelle d’Abraham pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Il se trouve qu’Abraham, Ibrahim en arabe, était une référence du théologien Abou Mohammed Assim Al Maqdissi, dont le traité La Religion d’Abraham et l’appel des prophètes et des messagers et les styles utilisés par les tyrans pour la banaliser et pour détourner les prédicateurs de cette religion figurait parmi les livres saisis chez les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Le musulman rigoriste qui rejette la législation moderne des états arabes serait pareil à Abraham brisant les idoles. Nos djihadistes marcheraient donc dans les pas d’Abraham en bravant par le meurtre les lois impies de la République. Il s’agit là d’une interprétation et qui plus est d’une interprétation fort discutable, si l’on se penche sur la philosophie de vie abrahamique, dont Louis Massignon a montré qu’elle reposait sur la culture de l’hospitalité. Abraham, qui a quitté sa patrie, Ur, pour incompatibilité religieuse, et s’est séparé de son père, façonneur d’idoles, ne doit son salut, dans son errance et dans ses voyages innombrables, qu’à l’hospitalité d’autrui, ce qui lui fait développer en retour un sens aigu de l’hospitalité. Dieu ne l’institue pas par hasard « Père de la multitude des nations ». La gestion calamiteuse des affaires proche-orientales sous le mandat franco-anglais dans l’entre-deux-guerres, la méconnaissance occidentale des subtilités levantines, qui provoquait déjà des troubles au Moyen Âge dans les états francs d’Orient, ont fortement émoussé, comme l’explique Massignon, le sens de l’hospitalité des populations indigènes, toutes confessions confondues. L’hospitalité n’est plus qu’un concept creux chez leurs descendants qui se disputent toujours la Terre sainte, où repose Abraham, et parmi leurs soutiens dans le monde qui avivent le feu de la croisade par peur des croisements. Il faut comprendre que la Terre sainte n’est sainte que si elle est hospitalière. Rappelons qu’Isaac a demandé à son demi-frère Ismaël de venir se recueillir sur la tombe d’Abraham, à Hébron, qu’Hébron est l’autre grand lieu saint de l’Islam en Palestine. Si l’hospitalité abrahamique ne peut triompher en Terre sainte, c’est que la guerre à outrance y est devenue le mode d’expression privilégié de la piété individuelle grégarisée, empêchant toutes les parties impliquées de tenir leur porte ouverte aux anges de Dieu. L’état de guerre permanent, qui annule la légitimité de la guerre défensive, est une impiété. Le djihad mineur ne peut occuper tout l’espace sans ruiner la préséance du djihad majeur. Il est à noter également que le moment iconoclaste de la vie d’Abraham, tel que rapporté par le Coran en quelques vignettes (Sourate 21 Al-Anbiyā, « Les Prophètes », versets 52 à 68), n’est pas dénué d’humour. Humour blasphématoire, du reste. Abraham raille publiquement les idoles vénérées par son père et ses concitoyens. Il les brise toutes furtivement sauf une, la plus grande, et quand on vient le chercher, car on le soupçonne d’être l’auteur du sacrilège, il explique que c’est la grande idole qui a fait le coup. Il suggère à ses accusateurs de l’interroger et ceux-ci sont bien forcés d’admettre qu’elle ne parle pas et qu’ils ne pourront rien en tirer. Abraham les traite alors de fous :

« Adorez-vous donc, en dehors d’Allah, ce qui ne saurait en rien vous être utile ni vous nuire non plus ?

Fi de vous et de ce que vous adorez en dehors d’Allah ! Ne raisonnez-vous pas ? » (21, 66-67)

Pour avoir prononcé ces mots si justes, Abraham est jeté au feu. Cela ne vous rappelle rien ?

Abraham combat l’idolâtrie par un humour corrosif à la Charlie Hebdo et toutes les formes d’idolâtries doivent se sentir visées, l’idolâtrie de la lettre, l’idolâtrie du sang, l’idolâtrie des rituels, l’idolâtrie des prophètes. L’idolâtrie des djihadistes consiste à se focaliser sur le Prophète, qui fut aussi un guerrier, en ignorant volontairement Allah, qui non seulement est plus grand que le Prophète, Son serviteur et Son envoyé, mais porte comme deuxième nom ou attribut (sur quatre-vingt-dix-neuf) celui d’« Ar-Rahmān », le « Tout-Miséricordieux ». Si, dans la guerre, on peut être agréable au Prophète en quelques rares occasions très codifiées, on est agréable à Allah d’abord, prioritairement, dans la miséricorde. Le récit du blasphème d’Abraham envers les dieux d’Ur est un récit pédagogique qui, comme la caricature, court le risque d’être incompris des idolâtres, ou au contraire tellement bien compris d’eux, qu’ils en renverseront l’intention. Le djihadiste qui s’identifie à Abraham feint d’ignorer que le geste iconoclaste d’Abraham ne tue personne, mais qu’il manque mourir pour l’avoir fait, car un tel geste dérange profondément la dévotion mal placée. La violence physique est du côté des persécuteurs d’Abraham. Seul l’idolâtre est porté à tuer pour défendre son idole, qu’il sait incapable de se défendre. Le croyant ne tue pas pour défendre son Dieu, qu’il sait assez grand pour être au-dessus de l’offense qu’on Lui fait, mais il ne recule pas devant un trait esprit. Le caricaturiste est donc bien plus proche d’Allah que le dévot. Le rire n’est dévastateur que pour les mécréants, qui pensent l’arrêter en tuant le rieur. Allah a sauvé des flammes ce boute-en-train d’Abraham, Son envoyé. Quel sort, d’après vous, réserve-t-Il à ses bourreaux au jour du Jugement ?  

Précision : comme c’eût été une autre marque d’idolâtrie d’écrire « Charlie est Abraham », j’ai préféré écrire « Charlie est un messager d’Abraham ». Allah me pardonne !   

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