Et hop, nous voilà partis pour une semaine de lamentation indignée, de surenchère verbale et verbeuse autour des résultats pourtant pressentis (et même idéologiquement intériorisés par les nombreux relais que l’extrême droite compte à droite) des dernières élections européennes : poussée globale importante, quoique contenue, de l’euroscepticisme et de l’europhobie, deux fléaux que des années de matraquage phraséologique ont rendus équivalents et presque désirables, et sabordage du projet européen par une France lepénisée, oublieuse de sa contribution passée à la résolution des conflits de bornage.
Alors, "séisme" (Laurent Fabius/Manuel Valls) ? Que nenni. Il faut être le plus impénitent des tartuffe pour rebaptiser une réplique en coup de tonnerre. Ne parlons pas du rapport des teintes de la palette parlementaire européenne, qui demeure inchangé. Si l’on y regarde de plus près, on notera seulement que certaines teintes marginales se sont un peu étalées, à défaut de gagner en consistance, étant entendu que la consistance, en politique, est proportionnelle à la densité du sens des responsabilité vis-à-vis des générations futures et de la planète tout entière.
Non, décidément, rien de commotionnant, ni même d'émotionnant. Aussi bien à l’échelon national qu’à l’échelon européen, le rejet de la classe politique professionnelle et de ses potions amères controuvées est massif, ancien et réaffirmé à chaque élection par un vote désenchanté, un vote sanction ou un vote in absentia. Et si les citoyens se passionnent encore pour la politique, la noble chose publique, ils font bien le départ entre cette haute politique et la politique spectacle, celle des combinards et des affairistes, qu’ils prennent éventuellement un plaisir triste et cathartique à commenter, comme on ferait d’une course à l’abjection dans un huis-clos sartrien.
Oh, certes, un détachement complet par rapport à la politique spectacle n’est pas tout de suite envisageable, car les pantins qui l’incarnent sont encore reliés par quelques fils aux spectateurs que nous sommes, mais les grosses amarres ont déjà cédé. Il y a belle lurette que la noble chose publique s’est déplacée hors des cadres institutionnels dédiés, qu’elle se bricole avec les moyens du bord, localement, dans les coopératives, dans les associations, dans les multiples systèmes d’entraide et de mutualisation équitable des outils et des risques associés à leurs usages ; il y a belle lurette que les expérimentateurs sociaux, au sein des collectifs de citoyens, ne guettent plus le bon vouloir du ministrable pour entreprendre. Toutefois, faute d’instruments globaux de définition et d’application des droits sociaux, environnementaux et professionnels, l’avenir de l’espèce se joue à un niveau corpusculaire, en ordre dispersé et souvent à contretemps.
L'Europe aurait pu contribuer par l'exemple à forger démocratiquement ces instruments de gouvernance globale adaptés aux défis de grande taille, mais dès le départ, de l'aveu même de ses pères fondateurs, elle s’est faite sans les peuples européens. Depuis les années 1990, dans l'opinion, elle paie le prix fort - mais qui la plaindra ? - de ce déni de démocratie qui consiste à faire porter au demos la responsabilité de l’immaturité de ses dirigeants. Il ne faut pas se leurrer, en effet, comme le font la plupart des exégètes de la chose, trop habitués à identifier la politique aux combinaisons et aux compromis à portée collective négociés entre groupuscules, sur la nature du signal envoyé aux candidat(e)s à la représentation : une majorité de femmes et d’hommes, en votant blanc ou en s’abstenant de voter, a redit qu’elle ne veut plus avoir à choisir entre la peste et le choléra. Au lieu d’accomplir leur devoir comme on suit un convoi funèbre, ils et elles ont sagement choisi de vaquer à leurs occupations, seul(e)s, en famille ou entre amis, ils et elles ont peut-être même choisi de ne rien faire, hormis se laisser vivre, ce qui est encore préférable à la mort cérébrale que représente un vote pour la perpétuation d’un ordre inégalitaire non viable.
Autrement dit, messieurs les commentateurs, n’interrogez pas ce qui sort des urnes, vu l’indigence de l’offre, mais ce qui n’y entre pas et qui est le vrai champ de la politique et des possibles. Vous y apprendrez la différence entre brigue et délibération civile en vue du « bien vivre » (Aristote).