
Entretien avec Jenny, pour la sortie de son album musical Mon cul
Après une semaine de résidence, Jenny sort officiellement son premier album intitulé Mon cul le samedi 6 décembre 2014 dans la salle du Métullum à Melle autour d'un concert à partir de 21h00.
L’album est construit autour de la question « qu’est-ce que la vie ? » que tu poses et dont tu partages les réponses de tes interlocuteurs au fil des chansons de l’album. Comment vois-tu ce fil rouge ?
Jenny : Je souhaitais dès le départ qu’il y ait plusieurs choses qui lient les chansons entre elles. J’en avais même imaginé plus mais on m’a dit que cela faisait trop. Cet album est en quelque sorte la synthèse de ce que je fais depuis cinq ou dix ans. Par exemple, j’ai commencé les montages sonores il y a huit ans. On trouve ainsi des sons issus de mon voyage en 2007 en Amérique du Sud. En ce qui concerne les questions que je pose aux personnes que je croise dans la rue, j’ai commencé cette démarche dès le lycée. Ce qui est intéressant avec un CD c’est que l’on peut faire une synthèse de plusieurs années de travail et de recherches musicales. J’ai aussi utilisé des sons qui viennent de la radio parce que j’ai animé à un moment donné une émission à thème sur D4B. Ce sont donc des sons qui s’écoulent sur huit années et que j’ai commencé à monter l’an dernier.
À la question « c’est quoi la vie », ton album y répond à travers ton expérience, tes émotions mais aussi le témoignage des personnes qui t’entourent.
J : La vie, on ne saura jamais ce que c’est et ce n’est pas un CD qui pourra donner la réponse. En revanche, plusieurs personnes y répondent et de mon côté aussi, car je ne peux pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre et j’use donc de ma propre histoire en guise de proposition. On s’aperçoit que si chaque réponse n’a rien d’exceptionnel, l’ensemble se rapproche malgré tout d’une certaine vérité de la vie. Je trouve qu’il y a beaucoup de poésie dans les réponses, à travers des voix particulières et quelques fois quelques bribes de mots. Pour moi, c’est cela la vie.
Tes chansons dans cet album sont à la fois énormément portées par le voyage, l’envie de partir. Est-ce une volonté délibérée ?
J : Ceci traduit ce qui se passe pour moi depuis quelques années. En effet, je ne me suis posée dans le Mellois que depuis deux ans et demi alors que jusque-là j’étais toujours en mouvement. Je ne suis pas restée plus de huit mois au même endroit avant de me poser ici.
Il y a beaucoup d’autobiographie dans cet album : le voyage, ton nom de scène qui est ton prénom personnel, etc. Il y a aussi l’ambiguïté du titre Mon cul qui fait référence d’un côté à ta vie personnelle et intime, mais d’un autre côté à une distance que tu peux mettre en place face à la société, Mon cul devenant une expression de saine colère. Comment envisages-tu la part autobiographique de cet album ?
J : Cela ne part pas d’une démarche bien consciente et délibérée. Je pars de ce que je suis et en ce sens je n’invente rien, je dispose seulement les mots entre eux. Même si je me mets beaucoup à nu, je me camoufle en utilisant des images. Ce n’est pas autobiographique par choix mais j’écris sur ce que je vois et entends. Je ne peux pas écrire sans émotion. Tout commence à un moment donné avec des choses qui m’ont tellement touchées que j’ai ressenti le besoin de les exprimer à ma manière pour en faire quelque chose de joli, car autrement cela pourrait pourrir, peut-être.
L’idée de « rendre joli » dans ta création, est-ce une manière de magnifier la vie ?
J : Magnifier, ce n’est pas le terme. J’aime plutôt l’idée de m’amuser avec les choses de la vie, ce qui me permet de prendre du recul. Il y a par exemple cette chanson très personnelle Joli fantôme sur l’histoire assez trash concernant une copine : lorsque j’ai terminé de l’écrire, j’ai constaté que je pouvais vivre une saine distance vis-à-vis de cette personne, surtout lorsque je fus en mesure ensuite de la jouer devant un public. Le résultat peut être drôle ou non, du moins je m’efforce d’y mettre de l’ironie, car je trouve qu’il ne faut pas mettre trop de gravité dans la vie, même si les choses en elles-mêmes peuvent être graves.

Dans tes textes, tu joues avec les mots avec des expressions parfois crues mais toujours poétiques. Quelle est l’importance pour toi des rimes pour parler du réel le plus cru ?
J : Lorsque l’on compose de la musique, il y a des éléments qui sonnent bien : c’est pourquoi on les choisit. Alors que la vie est par elle-même crue, le fait de mettre les mots dans un certain ordre, cela fait que l’on peut s’y réfugier pour tolérer l’aspect cru de la vie. C’est là une manière de faire dans laquelle je me trouve habituellement.
Dans Ah mais oui can song, tu fais un cours poétique des États-Unis en jouant sur les noms de lieu, le tout offrant une carte qui n’existe pas. Grâce à la poésie, la géographie des États-Unis se transforme en une expérience ludique. Ta poétique des États-Unis est plus belle que leur politique.
J : Cette chanson est un bon exemple pour expliquer comment j’écris. Dans le milieu où j’évolue, peu de personne aime ou du moins cultive une fascination pour les États-Unis. Nous avons de nombreux a priori alors que nous ne les connaissons pas, moi la première. En revanche, je trouvais joli les noms de lieu, c’est pourquoi j’ai décidé de les utiliser.
Si les États-Unis sont dans ton imaginaire, l’Amérique du Sud est plus présente : on trouve des passages en espagnol dans certaines chansons, une photo de Bolivie figure sur la jaquette de l’album et tu ne caches pas ton intérêt pour Violeta Parra dont tu as déjà interprété les chansons. Comment l’Amérique du Sud te construit ?
J : C’est un voyage qui n’occupe qu’une partie de ma vie mais ce fut de longues démarches pour le réaliser. J’en fus très fière et cela m’a aidé à m’affirmer. La Bolivie m’a beaucoup marqué : c’est une autre façon de penser et ce fut une grande expérience que de m’y confronter. J’ai rencontré un anarchiste caché en Amazonie qui m’a confronté à mes contradictions alors que j’étais à l’époque trop sûre de moi. Je fus complètement ébranlée dans mes raisonnements, ce qui est une très bonne chose.
En ce qui concerne la musique, ce sont des rythmes différents, une autre manière de faire de la musique. Les musiciens que j’ai rencontrés n’étaient pas des artistes connus mais simplement des personnes qui vivaient dans des villages reculés. Quant à Violeta Parra, j’avais découvert sa musique avant mon départ pour l’Amérique latine avec la célèbre compagnie chilienne Teatro del Silencio. Je suis très sensible à la poésie de Violetta Parra et il est évident qu’elle m’influence beaucoup dans mon écriture puisque je connais ses textes par cœur. J’adore comment elle utilise les choses avec « petitesse ». En effet, en Amérique latine, des suffixes sont rajoutés à la fin des mots comme « chiquitito ». Ces paroles où il n’est question que de petitesse finissent par rendre compte de leur grandeur. J’ai également été touché par l’humilité de ces personnes qui vivent dans les montagnes dans des conditions assez difficiles. Je trouve que Violetta Parra synthétise tout cela : avant d’être chanteuse et femme, elle est pour moi une poète qui me touche beaucoup.
C’est également une femme dont l’engagement dans le contexte social me parle, car elle le traduit dans ses chansons en étant davantage elle-même qu’une personne engagée. Elle est par exemple féministe non pas pour lutter au sein d’un groupe, mais tout simplement parce qu’elle l’est naturellement dans sa vie.
Tes chansons sont souvent présentées comme « anarcho-poétiques » : que penses-tu de ce terme ?
J : Je l’entends tellement que je commence à m’en lasser. Au départ, je l’avais proposé lorsque l’on me demandait de définir mes chansons. Mais ce terme commence à devenir très restreignant. Je serai incapable de définir l’anarchie si on me le demandait car je n’ai pas suffisamment lu à ce sujet. Cependant, je sens que l’anarchie est en partie ce qui se rapproche le plus de ma manière de penser. Je n’ai pas envie de lutter en politique car je ne reconnais pas la politique actuelle. Cela se retrouve aussi dans l’idée d’aller voter : certains ont décidé qu’ils représentaient nos institutions sans nous demander notre avis. De la même manière qu’un non-croyant ne va pas à l’église pour l’office dominical, inutile de voter lorsque l’on ne croit plus aux institutions.
Au fil de tes chansons, on sent malgré tout que tu trouves une place dans la société puisque tu lui accordes aussi une place dans ton univers.
J : En effet, j’ai traversé plusieurs phases frôlant avec l’extrémisme et où je fus malheureuse. J’en suis donc arrivée au raisonnement que je peux ne pas reconnaître les institutions mais je ne peux pas me permettre de ne pas reconnaître la société puisque c’est la mienne. Finalement, cela peut même être chouette. Ce CD est aussi une belle aventure dans laquelle je trouve ma place dans la société. S’il faut nécessairement avoir une case, je serai donc intermittente et s’il faut une place ce sera celle de chanteuse, car elle choque le moins mes convictions et me rend moins malheureuse. Cela n’en reste pas moins pour moi une chaise bancale. Je vis dans une société incohérente où il n’y a pas moyen d’être cohérent : je l’accepte et ce n’est pas grave.
Tu parles peu du monde actuel à travers des événements concrets, à l’exception de la chanson La Balade des naufragés où il est question de Lampedusa.
J : Lorsque je lis un article de journal concernant des drames, je ne peux pas m’empêcher de pleurer. La drame de Lampedusa symbolise vraiment l’absurdité totale du monde actuel : des hommes et des femmes risquent leur vie et meurent à cause du dogme des frontières. C’est là une tristesse pathétique qui m’a submergé à un moment donné. Je souhaitais que cette chansons trouve sa place par son univers dans cet album. On trouve d’ailleurs des voix que m’a envoyées une copine à Montreuil qui suit les mouvements de sans-papiers. C’est ainsi que Dabo, un de ses amis maliens, en disant « si on arrive c’est bien, si on meurt c’est pas grave » traduit avec une belle ironie le cynisme de la notre époque.
La définition de la vie se déroule autour de l’album jusqu’à cette chanson, l’avant-dernière, où la vie est exprimée avec un regard distancié par quelqu’un qui a bravé la mort et qui l’a connu en perdant des proches.
J : En effet, il y a l’idée de dérouler l’album de la naissance à la mort, différents stades de la vie. Dans La Balade des naufragés, des personnes font un long voyage pour vivre mieux et trouvent finalement la mort d’une manière totalement absurde, alors que dans une autre chanson, il est question d’un individu qui vit en Europe et n’arrive pas à mourir. Cette confrontation frôle l’absurde. J’écris mes textes en réfléchissant mais de manière totalement intuitive.
As-tu des préférences entre ton expérience de la scène et celle de l’enregistrement en CD ?
J : J’ai pu voir dans le CD de nombreux inconvénients. Il n’empêche que je suis contente que cette expérience soit terminée. La difficulté est de pouvoir être sincère à un moment donné devant un micro, alors que c’est beaucoup plus simple de l’être devant un public.

Mais lorsque tu rejoues des chansons, tu répètes cette sincérité vis-à-vis du public ?
J : Non, je ne la répète pas, je la vis. Il est vrai que cela ne fonctionne pas à tous les coups. J’essaie autant que je le peux d’interpréter mes chansons telles que je les ai écrites. Cette expérience de la scène est plus difficilement transposable dans le cadre de l’enregistrement d’un disque.
Sur scène, je suis contre la mise en scène de ce que je peux dire au public entre les chansons, car pour moi c’est un peu tricher. Cela ne m’empêche pas de répéter quelques blagues. Mais parfois je ne me sens pas de répéter certains propos, et tant mieux car ce ne serait plus un spectacle vivant mais un spectacle mort. Je suis une très mauvaise comédienne.
Vois-tu une différence entre Jenny (ton nom de scène) et Jenny Dahan ?
J : J’avoue que « Jenny » est tout de même un personnage qui existe, mais la différence entre elle et moi est minime. J’entre naturellement dedans lorsque je suis sur scène. Au final, « Jenny » est un personnage très proche de moi. C’est l’ivresse de la scène qui me pousse à faire sortir le meilleur de moi-même : c’est ainsi qu’apparaît ce personnage.
Envisages-tu d’autres albums après celui-ci ?
J : Je continue à écrire et j’ai en réserve de nombreux titres plus trash avec de la rage non dissimulée. J’ai aussi des titres où la rage est plus camouflée afin que tout le monde m’entende, que cela ne choque pas mais que l’on comprenne malgré tout mes idées. J’aimerais pouvoir faire un double album contenant ces deux versions, mais j’ignore encore si je le ferai. Il est vrai que lorsque je joue sur la ZAD [de Notre-Dame-des-Landes], je ne joue pas de la même manière que sur d’autres scènes, mon répertoire et ma manière de jouer ne sont donc pas transposables d’un public à l’autre. J’envisage également de jouer seule sur scène car j’ai découvert que mon personnage s’épanouissait complètement ainsi.

Mon cul
Auteur Compositeur : Jenny Dahan
Chant et guitare : Jenny Dahan
Contrebasse : Sylvain Gobin
Accordéon : Thierry Poirier
Prise de son : Nicolas Bilheu
Mixage : Léo Denis
Mastering : Arnaud Houpert
Enregistré entre février et juin 2014 au Studio de répétition Le Quai (79)
Production : La Ronde des Jurons