
Cédric Lépine : Quelle est la place de la Biennale au sein de votre politique culturelle ?
Yves Debien : Cette Biennale s’inscrit dans une longue histoire. Jean Bellot, lorsqu’il était maire de la ville de Melle, a souhaité mettre en place, dans le cadre du développement touristique de la ville, d’attractivité et de mise en valeur du patrimoine, ce qui était appelé à l’époque les « Romanes » : des expositions sur les sites patrimoniaux de Melle. Cela consistait alors à faire appel à des artistes pour qu’ils exposent leurs œuvres. Lorsque Pierre Poupin est devenu maire en 1995, il m’a confié la gestion de la culture et du patrimoine. J’étais alors bien plus porté vers un art contemporain différent de celui de Jean Bellot porté vers le figuratif, le land art, la transformation de vieux outils en objets figuratifs. J’étais attaché à un art plus abstrait avec la philosophie selon laquelle aux XI et XIIes siècles, c’étaient des artistes contemporains qui faisaient les cathédrales. Aussi, plutôt que de faire venir des joyaux anciens dans nos églises, faisons plutôt la « rencontre du contemporain avec le contemporain » avec le décalage historique que cela suppose. L’idée était ainsi de considérer le patrimoine architectural comme un écrin qui pouvait recevoir des joyaux contemporains. J’ai décidé de faire appel à une direction artistique dont la première fut assurée par Michelle Guitton. Les premières installations furent un succès même si certaines ont souffert d’un manque d’accessibilité. Certaines œuvres firent polémique, dont une que j’ai personnellement défendu : il s’agissait d’une mobylette posée en croix dans l’église Saint Pierre. Au sein de la mairie nous avons connu un certain découragement, d’autant plus que nous ne disposions pas d’un soutien très fort de la DRAC. J’ai exposé mes difficultés à la direction de la DRAC en leur parlant du public qui ne suivait plus. Alors, la DRAC a affirmé son soutien, qui fut sans faille depuis, en participant à hauteur de 50 000 euros sur la prochaine manifestation et en proposant de prendre une nouvelle direction artistique. Après avoir rencontré trois personnes, Dominique Truco a été choisie. Nous avons bénéficié à l’époque d’un soutien également de la Région, ce qui nous permettait de disposer d’un budget d’environ 100 000 euros. Ce qui ne s’appelait pas encore la Biennale avait cette année bien marché. Le défi proposé à Dominique Truco lors de son recrutement consistait à réconcilier la population melloise avec la Biennale. Elle a pris son bâton de pèlerin pour aller rencontrer tous les commerçants et un certain nombre d’associations de Melle, incité les artistes à créer sur place. Certains artistes ont logé chez l’habitant et travaillé avec le CAT, ce qui a contribué à changer complètement le regard sur l’exposition. Ambitieuse et c’est tant mieux, Dominique Truco a proposé, au lieu de réunir 100 000 euros par an pour une manifestation, de disposer de 200 000 euros tous les deux ans : c’est ainsi qu’est née la Biennale. Malgré tout, à présent, se pose la question, après dix ans de Biennale, d’un renouvellement de la direction artistique.
Je partage avec Dominique Truco le sentiment de l’urgence écologique et le fait que l’écologie soit transversale : l’écologie n’appartient pas à un parti politique mais relève davantage d’une posture personnelle. Ici à Melle, nous sommes très sensibles à l’environnement et je pense que nous sommes à la pointe en la matière. Je pense qu’il y a une certaine communion d’esprit entre moi et Dominique. Ainsi, les œuvres des artistes ne sont jamais en déphasage avec Melle, au contraire, elles s’y inscrivent très bien. Les artistes s’y sentent si bien qu’ils proposent des prix bien en deçà de ceux qu’ils proposent ailleurs : ils font des cadeaux à Melle. Telle est l’histoire du succès de la Biennale. Je ne cacherai pas qu’une partie de la population ne la fréquente pas, ne la comprend pas. Mais, à l’instar des Nuits romanes à l’initiative de la Région, on voit bien la nécessité de former un public. Le succès est tangible dans le fait que les œuvres dans la ville ne sont pas détériorées. Cette adhésion se trouve dans le fait que tous les espaces publics sont occupés par des œuvres.
C. L. : Quel est ce public de la Biennale dont vous parlez ?
Y. D. : En ce qui concerne le public extérieur, il savait ce qu’il venait voir. Ce n’est donc pas le même problème, bien que la Biennale constitue un outil touristique et économique considérable. C’est à la fois un afflux de personnes sur la ville de Melle et en plus c’est tout de même un public assez aisé qui vient à Melle, c’est-à-dire ayant un pouvoir d’achat conséquent. La politique culturelle de la ville ne peut pas s’adresser qu’aux personnes de l’extérieur : elle doit s’adresser en priorité aux gens de la ville. Faire que les Mellois soient fiers de leur ville et que les personnes de l’extérieur aient envie de venir voir la ville sont pour moi deux choses étroitement liées, inséparables.
Lorsque j’étais adjoint à la culture sous le mandat de Pierre Poupin, j’ai demandé à ce qu’il y ait l’été des animations. L’objectif était double : d’une part que les personnes qui ne partaient pas puissent avoir gratuitement les « Concerts sur la route » et d’autre part ceux qui louent des gîtes ruraux aient des activités à proposer à leur clientèle qui puisse avoir envie de revenir à Melle. Cette année, on a commencé plus tard en été pour finir plus tard fin septembre afin que le public scolaire puisse en bénéficier.
La politique culturelle est assez considérable sur la ville de Melle. Ainsi, l’offre musicale est exceptionnelle, entre le Festival du Jazz, le Festival Saint Savinien, La Musique sur la Route et pour finir l’année un petit festival de musique irlandaise. On y a rajouté les Choréades avec l’Orchestre de Poitou-Charentes. Il manquait néanmoins le théâtre, c’est pourquoi nous avons adhéré à la programmation proposée par Scènes nomades. Je pense que la culture est véritablement un investissement. À mon avis, la réussite scolaire des enfants, le bien-être des gens dans la ville passe par ce déploiement de la politique culturelle. Aujourd’hui, la politique culturelle de la ville n’a pas eu à subir de contrecoup des rigueurs budgétaires, alors que nous faisons des économies par ailleurs. La Biennale est devenue le point phare de cette politique culturelle puisqu’elle est visible au niveau de la région, mais également nationalement et internationalement. Mais ce n’est là qu’une partie de la politique culturelle. Malgré les coupures budgétaires, la région et l’État ont continué à soutenir économiquement la Biennale. Ségolène Royal à la Région avait doublé le budget prévu à la manifestation, lorsqu’Éric Gauthier au Département avait augmenté l’aide. Aujourd’hui, si le premier financeur est la Région, c’est la Ville qui maîtrise l’ouvrage.

C. L. : Les artistes de cette année sur les questions environnementales n’ont pas hésité à manifester leur point de vue, notamment sur le nucléaire et le pétrole (cf. le travail de Dominique Robin et Florian de la Salle) au moment où les politiques à la tête de l’État sont bien plus frileux. Comment vous situez-vous à l’égard des partis pris des artistes de la Biennale ?
Y. D. : J’ai toujours pensé que la création artistique reposait sur la liberté et qu’il s’agissait d’une notion non négociable. J’ai parfois eu quelques difficultés au sein de mon conseil à laisser de la liberté à Dominique Truco : elle me fait des propositions d’artistes, on en discute mais je lui laisse le libre choix des artistes et des œuvres. Il n’y a donc pas de censure quant aux propositions de Dominique Truco. Je lui ai également précisé que les œuvres ne devaient pas être hermétiques comme c’était le cas au tout début de la manifestation. J’ai demandé des œuvres qui offrent un plaisir esthétique : ainsi les photos de Dominique Robin, même pour une personne fermée au dialogue concernant l’écologie, ne peut qu’être sensible à la beauté de ces photographies. De même, les films de Viola, quoi qu’on en pense, sont beaux. Nous avons ainsi des œuvres qui offrent un plaisir esthétique, elles peuvent donc réunir tout le monde. Ensuite, je pense qu’il n’existe pas d’artistes qui n’a pas quelque chose à dire sur le monde qui l’entoure. Je pense que l’art est une manière de décrire le monde, de manière enchantée ou désenchantée selon l’artiste : l’artiste a à dire sur le monde. C’est la grande différence entre mon long discours, une thèse et l’œuvre d’un artiste qui à travers une symbolique dit tout de suite une chose qui est immédiatement saisissable. C’est là la force de la poésie. Si nous n’avions que des artistes avec uniquement un contenu esthétique, ils n’exposeraient pas à Melle. Je ne suis pas forcément d’accord avec chacune des prises de position des artistes, mais cela ne constitue en rien un problème. La liberté d’expression artistique a son importance et il faut que les gens s’interrogent. À cet égard, alors que nous sommes dans une époque où l’on parle de fermer une centrale nucléaire et que l’on n’y arrive pas, je trouve que Réaction, l’œuvre de Dominique Robin et Florian de la Salle, a tout à fait sa place à la Biennale. J’approuve le fait que l’on interroge ainsi les gens et je suis plutôt fier que nous ayons été labellisés Cop 21. À cet égard, c’était un des souhaits de Ségolène Royal que la Cop puisse passer aussi par des expressions artistiques. Melle se situait donc naturellement dans ce dispositif.
La Biennale accueille à la fois des grands artistes internationalement reconnus et des artistes en devenir. Ainsi, je vois que les œuvres de Fontaine, artiste que nous avions accueilli lors d’une édition précédente, sont à présent à Beaubourg.

C. L. : Cette année, en plus d’avoir sollicité les commerçants pour accueillir des œuvres, la mairie de Melle a également demandé aux associations melloises d’accompagner le projet : comment cela s’est-il passé ?
Y. D. : Depuis la première Biennale, nous avons toujours reçu le soutien du milieu associatif, cela faisait partie de la volonté de « réconciliation » avec les Mellois que l’on attendait de la directrice artistique. En fonction des projets artistiques, Dominique Truco propose un artiste. Ensemble, nous décidons alors quelles seraient les meilleures associations pour accompagner ledit projet. Dominique Truco rencontre les associations qui disent oui ou non à leur participation : les choses se font très simplement. Il y a une demande de la part de certaines structures impliquées dans la Biennale depuis maintenant plus de dix ans : celles-ci seraient déçues que nous ne faisions pas appel à elles.
C. L. : On peut constater que le monde associatif à Melle est un acteur éminent de la culture sur la commune.
Y. D. : Nous avons effectivement cette chance. C’est pour cela aussi qu’il ne faut jamais opposer le privé au public : parce que nous sommes actifs, cela attire les associations et parce que les associations sont actives, cela nous tire vers le haut pour répondre aux demandes. Ainsi, on « s’auto-entretient ». Il est vrai que depuis quinze ans sur Melle le tissu associatif est assez extraordinaire. On voit encore à présent de nouvelles propositions.
C. L. : Dans le cadre des valeurs écologiques défendues par la Biennale cette année, la question du TAFTA (Traité de libre échange trans-atlantique), s’il est adopté, remettra en cause la souveraineté politique des États quant à ses décisions notamment écologiques. En 2006, la mairie de Melle avait pris ses responsabilités lorsqu’elle se fit « hors-la-loi » en permettant l’utilisation du purin d’ortie à l’occasion d’une Biennale. Comment l’élu que vous êtes, se positionne aujourd’hui à l’égard du TAFTA ?
Y. D. : On ne peut pas dire que la Biennale se positionne par rapport à ce traité. En revanche, c’est avec plaisir que l’on accueille des artistes qui eux disent les choses. La Biennale en tant que telle n’est pas un acte militant au sens où elle s’exprimerait sur une action spécifique. C’est un acte militant au sens où elle pose les problèmes d’aujourd’hui, certes pas sous n’importe quel regard : ce n’est pas un regard neutre mais bien un regard politique, de gauche, écologique sans être exclusif d’une forme de la gauche. La Biennale pose ainsi un regard ; ensuite, dans les artistes qui viennent, il y en a qui vont plus ou moins loin : il n’y a pas de censure dans les propositions. Parmi les artistes qui vont loin, on trouve Gilles Clément qui a fait un manifeste sur la ville de Melle et que l’on a poursuivi par un acte politique en distribuant gratuitement tout l’été du purin d’ortie sur le marché. Évidemment, cet acte est devenu moins politique avec les lois qui se sont entre temps assouplies. On peut ainsi à la limite accompagner un artiste jusqu’au bout dans sa démarche mais on ne se positionne pas. Cela n’empêche pas que j’aie une position personnelle qui ne doit pas transparaître dans la Biennale qui s’inscrit dans une prise de conscience collective, même si ensuite le positionnement est individuel. Il faut pas que cela reste un positionnement individuel pour ne pas que l’on prenne les gens par la main. En revanche, on leur montre les choses. C’est aussi une des raisons pour lesquelles il y a une adhésion. Quant à ceux qui n’adhèrent pas, ils ne sont pas contre parce qu’on ne leur force pas la main.
C. L. : Si je vous pose la question du TAFTA dans le cadre de la Biennale, c’est que l’on peut s’interroger sur le devenir des valeurs écologiques exprimées dans la Biennale si elles se trouvent réprimées par l’arsenal juridique dudit traité.
Y. D. : Ce que je crois, c’est qu’il y a le contenu du traité tel qu’il est pour le moment, et j’espère bien qu’il a évolué parce que l’on ignore ce que fait le Parlement européen, puisque les choses ne sont pas très claires : ce sont des parlementaires, c’est-à-dire que parfois on a des discours et que parfois on a d’autres réalités. Mais de toutes façons je suis optimiste. Je pense que le grand cheminement qui est fait dans les consciences dans des pays comme les États-Unis ou ceux d’Europe, même si le capitalisme sauvage est toujours là, rend difficile d’imposer aux peuples un recul en matière d’environnement et d’écologie. Je pense que la Biennale participe de cette prise de conscience et de cette résistance passée mais efficace. Je me répète en disant que la Biennale ne peut pas être contestataire et porteuse de drapeau mais elle peut accueillir des artistes contestataires et porteurs de drapeau.

C. L. : À une époque marquée par la mondialisation où les gouvernements répètent à l’envi leur impuissance face au marché, les responsabilités politiques au niveau local, notamment les mairies, sont d’autant plus importantes et attendues.
Y. D. : Concernant le TAFTA je n’ai aucun pouvoir si ce n’est que de participer à une prise de conscience collective. Par exemple, dans le nord du département il y avait un projet de porcherie qui ne se fera pas, tout simplement car la population y est opposée. Aujourd’hui, ils peuvent toujours faire des traités, mais il restera toujours la résistance des populations sur le terrain. Je crois que l’enjeu est de maintenir la possibilité d’une éducation citoyenne. Quelque part, la Biennale participe aux enjeux de l’Éducation populaire. Si notre démarche à travers la Biennale n’était pas consensuelle, je pense que nous rencontrerions des problèmes dans l’espace public. De Biennale en Biennale, la ville devient une ville où l’on peut faire un parcours de l’art contemporain toute l’année, puisque la ville réalise progressivement plusieurs acquisitions.
Une autre idée importante est que la Biennale nous permette d’inscrire des actions dans la durée. Ainsi l’œuvre d’Olivier Darné sur les ruches va nous permettre de lancer un rucher municipal en octobre, après la clôture de la Biennale. Dans la durée, s’inscrivent ainsi le purin d’ortie, le rucher… et les jardins partagés qui ont du mal à se mettre en place en amont mais que l’on ne désespère pas de mettre en place. Il s’agit d’une démarche globale, c’est pourquoi il est difficile de la décrire. La Biennale à cet égard s’inscrit bien dans l’esprit de la COP 21 associant global et local, les deux étant indissociables.
Entretien réalisé à Melle en septembre 2015.