La région de Rosarno, dans la province de Reggio de Calabre, voit affluer en hiver une foule de travailleurs précaires qui viennent récolter les agrumes après avoir cueilli les olives des Pouilles. Mais la terre de Rosarno est sinistrée. Elle l'est par la mafia locale qui s'est emparée de toute la distribution des agrumes et a fait chuter les prix de revient en favorisant des conditions d'exploitation relevant de l'esclavage. Elle l'est aussi, comme toute l'Italie laborieuse, par les effets désastreux de la gestion à courte vue d'une classe politique raciste qui n'a fait ces derniers temps que semer toujours plus de haine en soumettant les plus faibles à toujours plus de précarisation et de discriminations.
En mai 2009, une enquête antimafia sur les conditions du travail agricole dans cette région de la plaine de Gioia Taura se concluait par une série d'arrestations. Les prévenus, tous partie prenante de l'organisation de ces entreprises agricoles « voulaient exploiter le travail sous-payé de personnes privées de permis de séjour en les destinant au travail agricole pendant 9 à 10 heures par jour ». En outre, ces travailleurs « étaient frappés en cas de ralentissement de la récolte des agrumes et forcés d'accepter un salaire journalier très inférieur à la norme » [Il Manifesto, 9 janvier 2010].
Début 2010, c'est l'agression au fusil à air comprimé d'un groupe de ces immigrés africains, dont certains ont été blessés, qui a mis le feu aux poudres. Ce geste criminel de quelques imbéciles, dont la presse italienne affirme qu'il s'agirait de jeunes de la région proches de la 'ndrangheta, a alors déclenché une véritable révolte parmi ces travailleurs agricoles. Des barricades ont été dressées, des autos ont été détruites et beaucoup d'entre eux criaient avec désespoir à qui voulait l'entendre qu'ils n'étaient pas des bêtes. La police a dû intervenir et déplacer ces travailleurs migrants à quelques dizaines de kilomètre de là compte tenu de l'hostilité à leur égard de la population locale. En effet, c'est une véritable chasse aux immigrés qui a suivi leur protestation. Et le bilan est de plusieurs dizaines de blessés, dont les plus graves parmi les travailleurs journaliers.
L'Italie est dirigée par un gouvernement très marqué à droite. Et son ministre de l'Intérieur, Roberto Maroni, membre de la Ligue du Nord, un parti populiste et raciste, n'a rien trouvé de mieux à déclarer après l'émeute de Rosarno qu'il s'agissait simplement, ni plus ni moins, de l'effet d'un prétendu excès de tolérance à l'égard des immigrés présents sur le territoire italien. Il fallait oser !
Pour une fois, souligne l'éditorial du Manifesto du 9 janvier 2010, le centre-gauche a réagi à ces propos ignobles avec la fermeté qui s'imposait. Mais cela n'a pas toujours été le cas dans le passé. En effet, ces dernières années, les dirigeants de ce centre-gauche n'avaient pas voulu comprendre « qu'en ce qui concerne les droits humains fondamentaux -que l'on soit au gouvernement ou dans l'opposition- on ne peut transiger qu'au prix d'une irrémédiable dégradation de la vie sociale ». La gravité des faits de Rosarno peut en effet y faire réfléchir.
Dans cette Italie qui semble avoir oublié que c'étaient ses propres enfants, il y a quelques décennies, qui partaient au loin pour survivre et subir autant de haine que de discriminations, il y a quand même quelques voix pour protester. « Maroni a raison, écrit par exemple Paola Bottero, sur un site web local [www.strill.it/index.php?option=com_content&task=view&id=58280, mis en ligne le 8 janvier 2010], La situation de ces dernières 24 heures est bien le fruit d'une tolérance excessive. Trop de tolérance face à l'esclavage d'hier et d'aujourd'hui. Trop de tolérance pour les conditions inhumaines que vivent des milliers de clandestins noirs aux marges de la civilisation en cueillant pour nos besoins des agrumes, des tomates et d'autres fruits de notre société de consommation. Trop de tolérance pour les « jeux innocents » de jeunes gens qui remplacent la play station par des fusils à air comprimé ou par des combustibles en tous genres pour donner libre cours à leur exubérance envers ceux qu'ils ne comprennent pas, et donc qu'ils ne respectent pas (les clochards au bord des routes ou les Africains qui dorment dans des dortoirs-citernes, cela ne fait pas grande différence) ».
Mais les événements de Rosarno ne sont pas seulement calabrais. Ils ne sont pas seulement italiens. Ce sont des événements européens qui interpellent l'Europe tout entière et sa politique de fermeture.
Dans leur introduction à un très beau dossier sur la résistante, déportée et femme de lettres Charlotte Delbo, qui a passé sa vie, de retour des camps, à tenter de témoigner pour préserver la flamme de notre vigilance démocratique [revue Témoiger. Entre histoire et mémoire. Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, n° 105, Paris, Kimé, 2009], Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos se demandent pourquoi les mobilisations mémorielles qui marquent fortement notre présent restent aussi dépourvues « de toute incidence sur le réel ! » Cette question met en cause les modalités de la transmission mémorielle et les limites de nos bons sentiments. Elle invite à repenser le travail de mémoire. Elle est redoutable. L'émeute de Rosarno et cette très inquiétante chasse aux immigrés nous montrent toutefois qu'elle est vraiment cruciale pour notre avenir.
Charles Heimberg (Genève)