25.11.2011. Une journée passée dans des autocars, direction Kaili, capitale rassemblant la plupart des minorités de la région - dong, shui, zhuang, yao et hui (musulmans), lesquels occupent toute une rue près de la gare, tiennent gargotes. Une ville sans âme, immense, chaotique. Aucun charme, sinon cet air de "far east" qui flotte dans les rues de cette "Chine en construction".
Ici, hommes et femmes des minorités effectuent les basses besognes sur les dizaines de chantiers que je découvre en marchant. Kaili éventrée, en pleine rénovation, et déjà vieille. La poussière a même recouvert le jardin Dage qui domine la ville. Quelques oiseaux famin y chantent pourtant.
Seul amusement: voir la jeunesse presque branchée de Kaili pénétrer en roulant des mécaniques dans le fast food "Happy". Air dégagé et coiffure d'enfer. Tous jeunes et la plupart petits. Les gens du Guizhou et du Guangxi mesurent dix, voire vingt centimètres de moins que ceux de Shanghai ou de Pékin. Les minorités surtout.
Tout de même, comment ne pas être frappé, après avoir visité des villages démunis de tout, par l'incroyable profusion de marchandises proposées tout au long des avenues? Déjà, certaines grandes marques étrangères pointent leur nez, mais ce sont, à 95%, des produits chinois. Des fringues surtout, des chaussures, pour tous les goûts et toutes les bourses, des salons de coiffure et de massage par centaines, des restaurants...
Sur les trottoirs, des femmes en habit traditionnel proposent des fruits, mandarines, oranges, ananas, raisin, bananes à même le sol ou sur des chariots. Des hui font cuire des brochettes de viande et des petits pains au sésame. Forte odeur de grillades et de piment. La nuit tombe. Les radios des boutiques hurlent. Des jeunes gens avancent par petits groupes, urbains de Kaili et ruraux venus de leur bled, éblouis par tous ces néons, toutes ces lumières, étourdis par le cri de vendeurs, des rabatteurs, attirés par ces "boulangeries", ces "fast food" exotiques en diable...
En manque d'internet, je pénêtre au premier étage d'un des grands immeubles bordant l'avenue principale. Une salle immense, très haute de plafond. Une lumière blafarde, diffusée par deux ou trois cent écrans. Le jeune patron m'installe fièrement face à l'un d'entre eux. 5 yuans pour deux heures. Ils sont des dizaines, des garçons surtout, mais aussi des filles, à jouer. Ils ont une vingtaine d'années, parfois moins, ne se privent pas de fumer. Parmi eux, à l'évidence, des pros qui jouent avec la terre entière, une bouteille d'eau ou de coca près du clavier. Certains seraient capables dit-on d'être scotchés là une quinzaine d'heures d'affilée...
20h à peine. Je repasse au grand carrefour du centre ville où une petite foule se bousculait tout à l'heure. La plupart des badauds ont disparu, les marchands des quatre saisons aussi. Retour à mon hôtel. Télé.
Je vais découvrir successivement trois émissions de jeu qui en disent long sur les mentalités chinoises de l'heure. La première consiste en un concours de comptage de la plus grosse coupure, le fameux billet rose de 100 yuans - environ 12 € au taux actuel - sur lequel figure le portrait du Président Mao.
Un concurrent est assis devant une table, les yeux bandés. Devant lui, plusieurs liasses de billets. C'est parti! Dans le public, on peut lire sur les lèvres des spectateurs leur propre décompte...Puis un autre, un troisième. Que le meilleur gagne.
Plus fort: un autre concurrent est placé...sur une chaise tournante. Rebelotte! Plus fort encore: à la chaise tournante, s'ajoute un autre supplice: deux comédiens passent auprès du malheureux, jouant une scène d'enguelade, hurlant dans ses oreilles. L'autre, impertubable, finit parfois par donner le bon nombre ("C'est votre dernier mot"..."C'est mon dernier mot Jean-Pierre").
Plus spectaculaire encore: l'affrontement simultané entre deux concurrents. La passion est à son comble dans le studio, parmi les spectateurs. Si les hommes sont parfois à la manoeuvre - certains ne cachent d'ailleurs pas leur profession de guichetiers de banque - ce sont les femmes qui mènent la danse le plus souvent. Absolument époustouflant.
Ce jeu en dit tellement long: sur la capacité des chinois à effectuer de tels exercices, liée j'imagine à d'autres pratiques ancestrales, notamment cette écriture qui impose de développer une mémoire très particulière; sur leur appétit dévorant pour l'argent, appétit réfréné durant l'ère maoïste et revenue au galop avec le fameux slogan de Deng Xiaoping, "Enrichissez-vous!"; sur le veau d'or devenu, pour les nouvelles générations, le seul Dieu de l'Empire du Milieu; sans oublier cette face qui est le trait le plus marquant du caractère des Chinois.
Les deux autres jeux, l'un sur CCTV, l'autre sur Beijing TV fonctionnent aussi comme des révélateurs de la société. Leur protocole est sensiblement le même: dans les deux cas, il s'agît de faire évaluer par des experts des oeuvres d'art. Une seule question: zhende? Jiade? Vrai ou faux?
Sur CCTV, on a choisi de sillonner le pays, d'aller à la rencontre des millions de collectionneurs qui se targuent de possèder un objet authentique et rare. Le générique vaut à lui seul son pesant de cacahuètes: des centaines d'entre eux sont rassemblés devant un bâtiment ancien. Tous montrent avec un enthousiasme qui n'est pas feint leur trésor, le portent à bout de bras. Une luma - la caméra est placée tout au bout d'un très long bras téléscopique - survole la foule en délire...Moteur!
Dans le studio, quatre sages habillés à l'ancienne, col Sun Yatsen et costumes sombres, très dignes, graves, siègent dans un décor ming. Face à eux, la barre de ce qui ressemble fort à un prétoire. Le premier impétrant s'avance, dépose l'objet sur la table. Il répond d'abord aux questions des sages. "Ben, c'est mon grand-père qui"...Le public a le droit d'intervenir et de déstabiliser le collectionneur. Il ne s'en prive pas: "c'est du toc!" Encore faut-il que lui aussi argumente. Chacun se régale de la vivacité des échanges, de la culture étalée par les uns et les autres, de la sincérité affichée par l'intéréssé(e)...
Puis les juges entrent en conciliabule, avant de trancher. L'image devient alors hystérique, avec force effets, trompettes ou bris de verre...Grossier et efficace. Zhende? 真的? Vrai? Le montant de l'estimation, parfois énorme, couvre tout l'écran. C'est le jackpot, ou presque. Des montants qui parfois peuvent atteindre plusieurs millions de yuans. 假 的. Jiade...faux - ce qui est le plus souvent le cas -: dès lors, notre pauvre collectionneur n'a plus qu'à disparaître, toute honte bue.
A Bejing TV, les producteurs de l'émission ont fait encore plus fort. Tout d'abord, outre les juges et le public, ils ont choisi un animateur hyper connu, mi gnomme mi saltimbanque, mettant toujours les rieurs de son côté. Le public est réparti en plusieurs équipes, chacune d'elle étant menée par un zhuangjia, un "expert", mot magique en Chine. Ou bien une star.
La dramaturgie est ici autrement plus forte que sur CCTV. Si chacun y va de son avis pendant une bonne demi heure, c'est finalement à l'animateur, secondé par les sages, que revient la décision. Après avoir recueilli tous les avis, il reçoit des mains d'un huissier à la fois un parchemin glissé dans une boite noire fermée à double tour...et une masse en "or"!
L'histrion ménage ses effets, revient vers les uns et les autres, sème le doute. Puis il se décide à ouvrir la boite et à lire l'oukase...
Si l'objet est 假 的, jiade, il soulève la masse et dans un geste diabolique, écrase celui-ci avec fracas. Les morceaux volent!
Si l'oeuvre s'avère authentique, il fait semblant de l'écraser...avant de donner une estimation qui fait frémir la foule...
Ainsi va la Chine post Deng...
Sur le 真的, 假 的, zhende / jiade, il y aurait une thèse à écrire. Plus précisément sur le vrai, le faux et la copie, un tryptique connu en Chine depuis les temps immémoriaux. Mais ceci est une autre histoire...