La vigilance s'impose d'autant plus que notre ''roman national'' historique nous y invite de façon plus ou moins patente, en particulier sous les figures apologétiques de ''croisés'' emblématiques.
L'apologie (''implicite''?) des croisades par ''sanctification'' : au centre, la figure emblématique de Saint-Louis, un ''saint'' et un récidiviste, qui en a deux à son actif.
L'apologie (''par inadvertance''?) dans le ''redoublement'' : le croisé Godefroy de Bouillon (premier souverain du royaume de Jérusalem au terme de la première croisade) est ajouté au croisé Saint-Louis dans la liste des 22 personnages historiques retenus dans le projet de 1999 de « documents d'application » des programmes d'histoire de l'école primaire (qui avaient été édictés en 1997 sous le ministère de François Bayrou).
Dans la liste initiale de 22 personnages historiques dressée sous le ministère de François Bayrou, il n'y avait que le croisé Saint-Louis . Sous le ministère de Claude Allègre, la proposition est qu'il y en ait deux (à égalité... avec les deux seules femmes de la liste : Jeanne d'Arc et Marie Curie). Cette proposition a été faite par l'un des membres du conseil national des programmes de l'époque ( l'historien François Lebrun ) et elle a été ''couverte'' par son président : Luc Ferry.
Le cas est d'autant plus frappant (et significatif de notre ''inconscient collectif''', si l'on peut dire) qu'il est difficile de croire que l'historien François Lebrun ou le philosophe politique Luc Ferry peuvent être délibérément d'idéologie ''croisée''. Mais ils ont été ''aveugles'' à '' l'incongruité'' de la proposition, et à ses effets possibles (notamment aux éventuels effets-retours en boomerang).
Il a fallu que j'écrive une tribune dans « Le Monde » du 17 février 2000 (contresignée par le grand historien du Moyen Age Jacques Le Goff) : « Deux personnages ( autant que pour l'ensemble de femmes...) sont emblématiques des croisades dans le projet de ''documents d'application''' : Godefroy de Bouillon et Saint-Louis ; et le texte insiste lourdement : ''c'est au nom de la religion que les Français participent aux croisades (Saint-Louis), expéditions menées depuis l'Europe chrétienne pour délivrer le tombeau du Christ tombé aux mains des musulmans''. On en reste pantois : est-ce le moment de valoriser l'agressivité de la chrétienté occidentale à l'égard de l'Islam ? ».
L'apologie (complètement ''marteau'') par un soi-disant ancêtre des croisés : Charles Martel . Certains soutiennent que la bataille de Poitiers ( en 732 ou 733, on ne sait trop...) a marqué l'arrêt de la progression des musulmans en Occident, et serait une bataille décisive. Mais nombre d'historiens font remarquer qu'il s'agissait pour le chef Abd Al Rahman d'opérer (à la tête de ses troupes, essentiellement des berbères islamisés) de simples raids destinés à accumuler du butin (même s'il pouvait arriver que plusieurs raids réussis aboutissent d'année en année à une conquête territoriale effective). Et ils ne manquent pas non plus de noter que le '' coup d'arrêt'' n'a nullement été effectif puisque des troupes de musulmans ont pris Avignon et Arles en 735, puis ont attaqué la Bourgogne.
Cette bataille de Poitiers a surtout de fait servi le carolingien Charles Martel à mieux se placer dans son combat pour succéder à la lignée des Mérovingiens dans un affrontement entre chrétiens.
La symbolique du « marteau » (''martel'' en occitan ou en ''ancien français'') n'a pas manqué de ''frapper les esprits'' (même si on ne sait toujours pas si cela désigne une arme privilégiée, ou une façon de dire combien Charles Martel avait ''écrasé'' ses ennemis ; ou même, comme le pense l'historien allemand Karl Ferdinand Werner, les exactions commises en Provence par Charles Martel et ses troupes avec une brutalité terrible agissant comme un marteau) .
En quel(s) sens alors prendre la reprise à son compte par Jean-Marie Le Pen vendredi dernier du label « Charles Martel », lorsqu'il a détourné le mot de soutien aux victimes ( « Je suis Charlie ») en « Je suis Charlie Martel » ?
Selon les historiens médiévistes Françoise Micheau et Philippe Senac, « bien des voix se sont élevées pour tenter de ramener la bataille de Poitiers à sa juste place ; en vain, car, érigé en symbole, l'événement est passé à la postérité et avec lui son héros Charles Martel. Il appartient à ce fonds idéologique qui fonde la civilisation chrétienne, l'identité européenne sur la mise en scène du choc des civilisations et l'exclusion de l'Autre » ( « La bataille de Poitiers, de la réalité au mythe » in « Histoire de l'Islam et des musulmans en France » ; Albin Michel, 2006).
« L'exclusion de l'Autre » : de cela, il faut sans doute s'inquiéter que « l'esprit frappeur'' Le Pen a encore frappé . Sans pour autant « se mettre'' martel '' en tête » ?