Colette Lallement-Duchoze

Abonné·e de Mediapart

574 Billets

2 Éditions

Billet de blog 19 juillet 2012

Colette Lallement-Duchoze

Abonné·e de Mediapart

En vieillissant les hommes pleurent Jean-Luc Seigle (Flammarion) prix RTL Lire 2012

Dans ce roman construit comme une tragédie à l'antique avec unité de temps, de lieu et d'action, l'auteur fait s'entrecroiser le destin d'une famille et les moments éprouvants que l'Histoire et la politique imposent. Quête de soi, relations imbriquées avec les parents et l'enfance, irruption de la Modernité dans le confort quotidien, mais aussi interrogation sur les liens entre Littérature et Histoire, tel se donne à lire "En vieillissant les hommes pleurent"; dans l''Imaginot, texte plus sentencieux voire dogmatique, la longue démonstration de Gilles, n'est-elle pas à la fois charte littéraire, et hommage posthume au père?

Colette Lallement-Duchoze

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans ce roman construit comme une tragédie à l'antique avec unité de temps, de lieu et d'action, l'auteur fait s'entrecroiser le destin d'une famille et les moments éprouvants que l'Histoire et la politique imposent. Quête de soi, relations imbriquées avec les parents et l'enfance, irruption de la Modernité dans le confort quotidien, mais aussi interrogation sur les liens entre Littérature et Histoire, tel se donne à lire "En vieillissant les hommes pleurent"; dans l''Imaginot, texte plus sentencieux voire dogmatique, la longue démonstration de Gilles, n'est-elle pas à la fois charte littéraire, et hommage posthume au père?

Le découpage en chapitres correspond aux différents moments d'une journée, celle du 9 juillet 1961: le lever du jour, la matinée, l'après-midi, le soir, la nuit, le lendemain matin. Le cheminement vers la mort est illustré par l'image récurrente de la "balle près du cœur" qui se met à bouger et par divers pressentiments. La nouvelle politique de remembrement (voulue par Pisani) est perçue par certains comme un arrêt de mort pour les paysans. Même la réception du poste de télévision, qui obéit à une solennité quasi liturgique, est annonciatrice de "malheurs": les oiseaux qui ont choisi l'antenne comme nouveau perchoir ne chantent plus; mais surtout le reportage sur les jeunes appelés en Algérie– dont Henri le fils aîné d'Albert et Suzanne-, est le prélude à une douloureuse prise de conscience "c'est lapremière image de guerre dans une maison qui n'était pas en guerre", elle va dicter au père, hébété, la seule "ligne de conduite" sacrificielle acceptable, la mort pour la survie de tous les siens…

Ainsi des "cataclysmes" vont bouleverser l'âme ou la conscience des personnages, "début d'autre chose" pour certains, mais annonciateurs de "la fin" pour Albert…lui qui jusqu'à ce jour, a tenu en respect ses fantômes anciens –relation à la sœur Liliane entre autres- et qui ne parvenait pas à communiquer… Car ce 9 juillet 1961 est assurément exceptionnel; cette marque d'unicité est illustrée par la récurrence de l'expression "pour la première fois" et sa variante "c'était la première fois" et/ou la phrase "aujourd'hui n'était pas un jour ordinaire". C'est en effet la première fois qu'Albert verse des larmes (séisme intérieur provoqué par les deux mots employés par l'institutrice de Gilles, Poésie et Imagination); qu'il fera la toilette de sa mère impotente (Madeleine Chassaing "ombre sèche"); qu'il scie un cerisier en juillet. C'est la "première fois" que Suzanne aperçoit le "chagrin" de Madame Morvandieux –elle a perdu son fils à la guerre- et sa déception (jugement dernier? Pieux mensonge). Première fois que le fils Gilles prend des cours d'orthographe avec M. Antoine le voisin, un ancien maître d'école, et accède, grâce à sa pédagogie originale, à l'univers des Lettres (la lecture quotidienne du roman de Balzac "Eugénie Grandet" l'avait déjà sensibilisé à la complexité des phrases qu'il assimile à des "routes de montagne avec des virages au bout desquels se révèlent des paysages magnifiques"; en outre, les personnages du roman trouvaient des échos dans sa propre vie). Fin d'un temps début d'un autre, amour filial inviolé, ce 9 juillet 1961 a valeur d'épiphanie pour le tout jeune enfant…

Cinquante ans après cette journée mémorable pour la famille Chassaing, Gilles qui enseigne les Lettres modernes à l'Université, prononce un discours (entrecoupé de longues didascalies) face à un parterre d'étudiants. Dénonçant un énorme "mensonge historique", il réhabilite la mémoire des combattants de juin 1940 retranchés dans des forts de la ligne Maginot, celui de Schoenenbourg où avait combattu son père. Une reddition injustifiée et après des années de captivité le retour au pays et le silence face à l'opprobre généralisé (car ils étaient les "vaincus"). Le lecteur sera sensible aux échos qui traversent les deux textes. Ainsi l'enfant avait entendu l'imaginot au lieu de Ligne Maginot, se rappelle Albert (chapitre La nuit) et en écho l'aveu du professeur "ce mot l'imaginot" était resté dans ma mémoire comme un signet". La partie la plus secrète d'Albert "honte de soldat vaincu face à l'héroïsme de Verdun" (chapitre La nuit), Gilles en dément la teneur: l'Armée française a infligé des pertes colossales  aux Allemands mais l'histoire officielle a délibérément occulté ces faits…La formule "à eux la gloire à nous le souvenir" gravée sur le monument aux morts de Saint-Sauveur (chapitre La matinée) Gilles l'explicite afin de réhabiliter le splendide projet d'André Maginot. Silence des soldats bâillonnés par le "mensonge historique". Leur reddition imposée fut comme "une balle dans le coeur". C'est sur ce constat que se clôt le texte "l'imaginot" et le lecteur comprend rétrospectivement les allusions répétées d'Albert à cette "balle imaginaire logée tout près du coeur"…

L'exergue emprunté à J. Prévert "Un ouvrier c'est comme un vieux pneu,/Quand y' en a un qui crève,/ On l'entend même pas crever" (Citroën 1933) résonne tout au long de ce roman, hommage vibrant à un homme d'origine paysanne, employé chez Michelin, "héros" solitaire oublié par l'Histoire mais réhabilité par la Littérature. "Chaque témoin qui n'a pas parlé, à qui l'on n'a pas laissé le temps de raconter son expérience, une fois mort est équivalent à un grand  historien qu'on aurait perdu à tout jamais"

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.