Un nouveau fait divers concernant la transmission du VIH défraie la chronique: un homme a été condamné le 24 janvier à neuf ans de prison pour avoir transmis le virus du sida à son ancienne compagne, alors qu'il se savait séropositif. Depuis la parution de cette affaire beaucoup de choses ont été dites et les amalgames n’ont pas manqués.
Pour bien comprendre les implications juridiques de la question, il faut faire la distinction entre la transmission involontaire du VIH de celle souhaitée par les partenaires, pratique connue sous la dénomination anglo-saxonne de barebacking[1].
Depuis longtemps la jurisprudence considère que la contamination accidentelle du VIH constitue un préjudice susceptible de dédommagement. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a statué que « le préjudice spécifique de contamination par le virus du sida à la suite d'une transfusion sanguine est un préjudice de caractère personnel, non économique, qui comprend l'ensemble des troubles dans les conditions d'existence entraînés d'abord par la séropositivité, puis par la survenance du sida déclaré »[2]. De même, la Cour de cassation a confirmé une décision de la Cour d’appel de Versailles laquelle avait pu « déduire l'existence d'un lien de causalité certain entre les fautes commises par un médecin et le syndicat des copropriétaires de son immeuble et la contamination par le virus VIH subie par un employé du service de ramassage des ordures ménagères qui s'est piqué avec une aiguille de seringue déposée dans un sac poubelle qu'il manipulait »[3].
Concernant la transmission sexuelle, dans un premier temps les juges se montraient réticents à qualifier la contamination par le VIH comme une infraction criminelle. En effet, dans la théorie pénale classique pour que l’infraction soit constituée, il faut qu’il y ait un préjudice de la victime (matériel, moral…), une faute imputable à celui tenu pour responsable (volonté de nuire) et un lien de causalité entre la faute et le dommage. Or, ces trois éléments n’étaient pas réunis dans les affaires qui arrivaient devant la justice pénale. Ainsi, dans un arrêt de 1998, la Cour de cassation a refusé de qualifier d’empoisonnement la contamination d’un individu à sa compagne se sachant séropositif car, d’une part, il n’existait pas une intention de tuer et, d’autre part, les sécrétions sexuelles contaminantes ne constituent pas une substance de nature à entraîner nécessairement la mort[4].
Dans le cas de rapports sexuels non protégés, non seulement le lien de causalité en matière de contamination reste hypothétique (un ou plusieurs rapports non protégés ne sont pas forcément contaminants) mais de surcroît le risque de mort ne peut pas être réputé immédiat.
La figure de l’empoisonnement étant écartée par les juges, et devant l’absence en droit français du « délit de contamination vénérienne »[5], les victimes se sont tournées vers d’autres figures pénales susceptibles de faire prospérer l’action en justice. L’article 222-15 du Code pénal relatif à « l’administration de substances nuisibles ayant porté atteinte à l'intégrité physique ou psychique d'autrui » est devenu la base légale permettant la pénalisation des rapports contaminants. En effet, suite à un arrêt de la Cour d’appel de Colmar[6], la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans une décision du 10 janvier 2006, a eu à se prononcer, pour la première fois, sur l’application de l’article 222-15 (administration de substances nuisibles) et 222-9 (violences) à la transmission, par voie sexuelle, du V.I.H. La Cour a confirmé la décision de Colmar en retenant le délit d’administration de substances nuisibles aggravé par l’infirmité permanente des victimes. La Cour a déclaré coupable un homme séropositif qui a eu des rapports sexuels non protégés avec plusieurs jeunes femmes auxquelles il dissimulait volontairement son état de santé, désormais porteuses d’une « affection virale » constituant une infirmité permanente. Le comportement dolosif de l’infracteur justifie pleinement l’intervention répressive. Comme le note le Conseil National du Sida (CNS) : « La condamnation pénale traduit la réprobation de la société à l’égard d’un comportement, telle la tromperie qui a trouvé dans le cadre du procès une sanction légitime »[7].
Désormais, l’administration d’une substance de nature à nuire à la santé, constitue la qualification délictuelle pour ce type d’agissements. Ainsi, en 2011 (suivant la jurisprudence de la cour de cassation)[8], un homme âgé de 35 ans connaissant sa maladie, mais ayant sciemment contaminé sa compagne tout en exposant deux autres partenaires, avait également été condamné à 9 ans de prison par la Cour d’assises de Paris.
Plus contestable semble la décision de la Cour d'assises du Loiret du 3 décembre 2008 condamnant à cinq ans de prison avec sursis une femme de 39 ans pour avoir contaminé son mari du virus du sida alors qu’il semblerait qu’elle avait informé son compagnon de sa séropositivité ou en tout cas qu’elle ne lui avait pas menti.
S’agissant d’une exposition volontaire au VIH, la situation ne peut pas être analysée sous le même angle ni traitée juridiquement de la même manière. Tout d’abord, rappelons que chacun devrait se comporter comme si son partenaire était infecté (théorie allemande de l'auto-exposition consciente selon laquelle le dommage provoqué à autrui disparaît dans l’acte de contamination sexuelle pour devenir un dommage causé à soi-même[9] ). Comme le rappelle le CNS : « Si une personne vivant avec le VIH a la responsabilité de ne pas transmettre le virus, la personne non contaminée a la responsabilité, à l’occasion d’une nouvelle relation, de se protéger du VIH et des autres infections sexuellement transmissibles. Par conséquent, cette responsabilité ne saurait être unilatérale »[10].
Ce principe de responsabilité partagée ne pouvait pas s’appliquer dans certaines affaires que nous avons évoquées ut supra lorsque les coupables se sont comportés de manière dolosive. En revanche, dans la pratique du barebacking non seulement le dol est absent mais la mise en danger est politiquement revendiquée par ses adeptes. Nous pouvons considérer cette pratique immorale mais elle ne peut en aucun cas être comparée à la contamination comme conséquence d’une tromperie.
L’acceptation d’une qualification pénale pour les contaminations volontaires mettrait en question la gestion libérale du VIH. Celle-ci se fonde sur une sorte de présomption de séropositivité selon laquelle tout le monde doit se protéger sous peine de s’exposer volontairement à une contamination. Comme le note Frédéric Ocqueteau : "Il n’y a pas d’autre moyen à l’heure actuelle que de tirer toutes les conséquences du fait que chaque personne s’expose aujourd’hui consciemment à un risque de contamination, lorsque, de son plein gré, elle a une relation sexuelle sans prendre de précautions". En ce sens, "au lieu de rappeler sans cesse que le sida est ’transmis’ par un(e) ’délinquant(e)’ à une ’victime’, il serait plus sage de dire qu’un homme ou une femme ’contracte’ le sida en agissant ou en n’agissant pas de telle ou telle manière. (...) Ainsi, nul ne devrait pouvoir s’en remettre aux assurances d’une autre personne qui affirmerait n’être pas contaminée, car même la ’bonne foi’ ne peut être tenue pour gage de vérité médicale". [11]
Bien qu’aucune affaire de ce genre ne soit encore arrivée aux tribunaux, plusieurs auteurs considèrent « qu’il n'y a aucune raison, ni de droit ni de fait, pour que l'auteur d'une contamination consciente et volontaire par voie sexuelle échappe à sa responsabilité pénale »[12]. De même, en 1991, le Sénat avait proposé sans succès un amendement faisant de la transmission du VIH une infraction.
Ce choix répressif de la gestion du sida produirait un changement radical dans le traitement politique et juridique de l’épidémie. En effet, le CNS s’est toujours prononcé contre la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH lorsqu’il n’existe pas tromperie[13].
L’abandon du principe de responsabilisation partagée et la création du statut de victime y pour celui ou celle qui s’est consciemment et volontairement exposé au risque de contamination peuvent aggraver la stigmatisation des personnes séropositives, considérées comme potentiellement dangereuses[14]. De même, cette situation crée un climat de suspicion généralisé qui inciterait les personnes à ne pas se faire dépister car l’ignorance de l’état sérologique permettrait d’échapper aux poursuites pénales.
Enfin, l’efficacité de la criminalisation n’a pas été prouvée, au contraire, la pénalisation marginalise les personnes les plus fragilisées et de surcroît déresponsabilise la population en général. C’est pourquoi, lorsqu’il n’y a pas dol avéré, «le principe d’une double responsabilité: responsabilité des personnes contaminées de ne pas transmettre le VIH et responsabilité de toute personne de se protéger pour ne pas être contaminée»[15], demeure la meilleure arme juridique contre l’épidémie.
[1] Le barebaking (littéralement « monter à cru ») consiste en la pratique sexuelle entre hommes sans protection. Le phénomène a été médiatisé aux Etats-Unis par l’écrivain et acteur pornographique Scott O’Hara. En tant que « mouvement culturel et identitaire », le barebaking se veut d’être perçu comme une contestation envers le système qui imposerait le « sexe sans risques ». Les adeptes de ce type de pratiques se conçoivent comme des résistants aux diverses stratégies d’interventions préventives des pouvoirs publics en matière de lutte contre le sida.
[2] CA Paris 1er ch. 26 janvier 1994, Recueil Dalloz 1994 p. 75.
[3] Cass. 2e civ. 2 juin 2005, Bulletin 2005 II N° 146 p. 131.
[4] Crim. 2 juill. 1998, Bull. crim. n° 211, D. 1998.J. 457, note J. Pradel.
[5] Comme par exemple en Ukraine, en Suède, en Slovaquie, en Arménie, aux Pays-Bas, en Islande, en Norvège, et en Russie où la simple exposition au risque est passible de poursuites.
[6] Colmar, 4 janv. 2005, RDSS 2005. 415, obs. P. Mistretta. L'arrêt retint que, sachant depuis 1998 qu'il était porteur du VIH, le prévenu avait multiplié les relations sexuelles non protégées avec plusieurs jeunes femmes, auxquelles il dissimulait volontairement son état de santé, et avait ainsi contaminé par la voie sexuelle les deux plaignantes, désormais porteuses d'une affection virale constituant une infirmité permanente.
[7] Avis sur la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH, 27/04/2007.
[8] Confirmée dans un décision du 5 octobre 2010.
[9] La théorie ’Bewusste eigenverantwortliche Selbstfährdung’ empêche à une ’victime’ de l’infection d’invoquer systématiquement une tromperie de la part du partenaire car l’absence de protection implique une exposition volontaire à la contamination.
[10] Avis cité ut supra.
[11] F. Ocqueteau, « La répression pénale dans la lutte contre le sida, solution ou alibi ? » in E. Heilmann, Sida et Libertés, la régulation d’une épidémie dans un état de droit, Actes Sud, 1991 (actes du colloque organisé par D. Borrillo, Strasbourg 1990).
[12] A. Prothais, « Le sida par complaisance rattrapé par le droit pénal », Recueil Dalloz 2006 p. 1068.
[13] CNS avis du 25 juin 1991 et du 27 avril 2006.
[14] Trente-deux états américains comportent des lois spécifiques pouvant condamner les personnes séropositives pour transmission volontaire. La réclusion à perpétuité est prévue au Missouri et au Texas la peine peut porter jusqu’à 35 ans de réclusion criminelle.
[15] CNS, op. cit. 2006.