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Billet de blog 15 juin 2013

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L’enfant saturé

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le dernier numéro de la revue Entropia (revue d’étude théorique et politique de la décroissance) nous invite « à s’interroger sur la saturation des mondes, aussi bien matériels qu’immatériels, et à trouver des pistes visant à engager cette nécessaire désintoxication écologique, culturelle et sociale». Isabelle Babois et Frédéric Jars jettent un regard sans complaisance sur le sort fait au monde de l’enfance par le productivisme économique.

Extrait de l’article « La décroissance peut-elle encore quelque chose pour l’enfant saturé ? »  de Isabelle Babois et Frédéric Jars (1), publié dans Entropia n° 14 (thème : « La saturation des mondes »), Editions Parangon, printemps 2013.

Pages 63 à 65.

« La saturation opère envers l’enfant à de multiples niveaux. Un examen superficiel montre qu’elle se traduit d’abord par une surabondance de stimuli s’accumulant et s’enchevêtrant les uns aux autres. Les plus communément repérés (et vainement dénoncés par les médias avec les moyens mêmes qu’ils condamnent) touchent à la sphère des perceptions visuelles : l’abondance sémiotique qui caractérisait déjà l’espace public dans ses socles historiques : le tangible puis le virtuel (symboles du pouvoir, publications, codes de déplacements, réclames, etc.), s’est démultipliée dans une croissance exponentielle avec l’avènement marchand du virtuel-écran pour se résoudre essentiellement en images animées, auxquelles s’associe bien évidemment un flux omniprésent de stimuli sonores (qui n’a d’ailleurs pas nécessairement à être en rapport de sens avec ces dernières).

Depuis la simple pollution sonore et visuelle (mais aussi olfactive !) qui caractérise par son chaos les espaces urbanisés actuels, jusqu’à la sophistication réglée des productions cinématographiques, télévisuelles et informatiques, auxquelles des terminaux variés permettent d’accéder en permanence depuis n’importe quel point du globe, l’envahissement du champ perceptif distal de l’enfant est quasiment total. Pour ce qui est du champ plus proximal délimité par la sollicitation des autres sens, il n’est pas indifférent de noter, concernant le goût et l’odorat, que la fréquentation assidue des écrans par les enfants éveille comme par magie les appétits les plus rétifs et tend à modeler leur inclination pour la junk food ( selon une logique pavlovienne qu’ont depuis longtemps compris les publicitaires qui associent les programmes pour enfants et propagande alimentaire).

Cette appétence deviendra pour certains d’entre eux exclusive : on voit par là que ce n’est plus seulement du « temps de cerveau » mais aussi plus trivialement des creux d’estomacs que la télévision réussit désormais à rendre « disponible », et qu’il y a fort à parier qu’une bonne partie du milliard et demi d’obèses que porte aujourd’hui notre planète (nombre qui a désormais dépassé celui des malnutris), incarnant au plus profond de leur chair cette saturation psycho-physiologique, auraient beaucoup à dire de cette colonisation d’un nouveau genre.

A cette saturation sensorielle qui fait l’ordinaire de l’enfant occidental, il convient évidemment d’ajouter ce truisme de la société marchande qu’est l’abondance démente de « biens » matériels de toute sorte, dont les caractéristiques les mieux partagées sont l’obsolescence programmée et l’absence d’usage, hors de leur fonction d’appel, pour de nouveaux produits : jeux, gadgets, imprimés, articles d’habillement, fantaisies technologiques et autres exhausteurs de sensations inondent l’univers enfantin de leurs couleurs criardes et de leurs matériaux vulgaires (et souvent directement délétères pour la santé). Envahissant l’espace perceptif et matériel, ils génèrent rapidement la confusion comme l’ennui et ne provoquent la lassitude qu’ils méritent que pour susciter la relance de nouveaux pseudo désirs d’accumulation.

Corollaire de ce capharnaüm et conséquence directe de la saturation perceptive, la saturation de l’imaginaire est peut-être  le point nodal de ce système dans la mesure où le néo-peuplement psychique qu’elle réalise  détermine non seulement l’orientation des désirs de consommation, l’absence d’autonomie de la sphère créative mais aussi la garantie d’une absence d’alternative et donc de risques de révolte contre la pression qu’il exerce. On voit ici aisément comment c’est la représentation psychique même qui est touchée par ce biais. En ce sens, il est opportun que la délégation numérique, qui permet aujourd’hui à un ordinateur de prendre en charge ce qui, hier encore relevait de la mémoire, ou des capacités imaginatives et créatives d’un être humain, ait atteint le niveau qu’on lui connaît : elle garantit ainsi une exérèse de la représentation psychique qui, à l’instar de ce qui se passe dans le brevetage du vivant, facilite tout autant son contrôle que sa manipulation génétique.

Ce serait faire trop d’honneur à l’état (sous œil paternel de qui tout cela se déroule tranquillement) que de négliger la façon dont, aux côtés des loisirs marchands, il contribue lui aussi grandement à la saturation de la psyché infantile, bien que d’une tout autre manière : la place démesurée que tient aujourd’hui l’école dans la vie d’un enfant et surtout les enjeux décisifs dont on pare non seulement sa fréquentation mais la réussite qu’il pourra y obtenir, au prix d’une compétition acharnée contre les autres et contre lui-même, atteignent un niveau sans précédent. Des conséquences de cette lutte assez sauvage (et donc de toute façon très inégalitaire), résulte aussi en partie la saturation de rééducations ou d’orthopédies plus ou moins soignantes, dont nombre d’enfants de plus en plus jeunes sont désormais l’objet en raison du règne généralisé d’un idéal de conformité. Tout clinicien en sait quelque chose, même en ignorant jusqu’au nom d’Ivan Illich. Il est par ailleurs significatif que cette fureur rééducative (vocable dont on oublie un peu vite aujourd’hui la fortune qu’il connut dans les régimes totalitaires) ait pu être tout naturellement recyclé sous forme de programmes télévisuels du type « Super Nanny » ou succédanés, figures dont les exploits de colons domestiques laissent pantelants enfants comme parents, avec un succès qui ferait pâlir d’envie la comtesse de Ségur. Que l’un de ces héros du surréel porte précisément le nom de Grand Frère ne semble avoir troublé personne. Mais peut-être a-t-on quelque peu négligé la lecture d’Orwel dans les établissements scolaires ces dernières années… »

(1) Isabelle Babois exerce le métier de psychomotricienne et Frédéric Jars celui de psychologue clinicien.

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