Poète et essayiste, il insiste sur la prééminence du rythme et des sonorités dans la poésie créole, ainsi que sur des aspects particuliers de sa syntaxe. Cette poésie est toujours en contact avec le monde d’où une vision de la « réalité » différemment construite du français, langue de l’ordre et du concept. Dans Lémistè, il tente de mêler le créole au français, en insufflant à cette langue tout ce qu’il peut y avoir de non rationnel dans la langue-origines qui dirait « Tout une seule fois tout à la fois » et où le monde, pour reprendre la note de Marie- Claire Bancquart : est « un grand tout insécable, soleil, végétaux, bêtes et hommes … »
Monchoachi
Lémistè
Obsidiane 2012 « Suspendu à ton bégaiement je tremble »
Célébrer le pays, non un pays abstrait et ses évocations rapides et convenues, mais celui du poète martiniquais Monchoachi, lieu rude, savoureux, celui de la Rive, de la Terre- jaune, des Buissons-épineux, du pays pierreux, de ces chairs-là qui sont « Graines du ventre », voilà la nouvelle expérience tentée dans son dernier livre : Lémisté, de faire s’épouser plus densément deux langues, le Français et le Créole, se pénétrant comme pour faire vibrer intensément les vers. Mère des mères, cette autre langue, si proche de l’instant et de l’émotion , « Met ses mots dans leur bouche ».
A l’intérieur de chapitres célébrant les Mystères d’une parole retrouvée, chaque poème reçoit un titre relevant, par exemple, de portraits : La fille de Tariacuri, le Magicien et les Puissances, la fille à la calebasse, la vieille, ou bien de personnages symboliques : le maître des parures, l’idole aux yeux noirs, les hommes-vaillants, ou encore d’ abstractions et de merveilleux : Les messagers régents des rêves, Les signes, Les imminences, Le dérobement, Lémaléfice, Le paganice et les idoles … qui ne sont pas que des entités mais des présences tangibles d’où « …s’entend le contre-chant dont le chant se prévaudra ».
Et si la poésie, face à la difficulté de parler et à cette élaboration d’une langue plus neuve, n’était qu’une sorte de bégaiement – un saut, un bond par-dessus les mornes –, élévations et dépressions, non pas seulement répétition, mais affirmation dans l’hésitation, comme lorsqu’on entre dans l’étrangeté de cette langue mêlée et d’un texte flamboyant. Couleurs vibrantes parmi les fleurs, les bêtes, volailles et bouc, rubans soie rouge, ou, « En-rhaut la travèsse d’un mabouya », et les rythmes lancinants de ceux qu’on répète inlassablement en frappant la terre, comme on fait face à l’élémentaire, fillette affrontée au bouc, « Zyéux- dans- zyéux ».
Lémistè, de Monchoachi, permet de nous couler entre deux langues , Français créolisé comme creusement ou parure, et de passer devant la maison du poète créole pour y lire « un petit message ….une petite fumée » ou « Faire un causement tout simplement ». Lecteurs que nous sommes, toujours à la limite de la vue et de l’aveuglement, « Pour ainsi d’un bond / Tendre vers le resplendissant », acceptant ce don des mots comme une chair, comme la Terre avec ses mystères et ses cérémonials, le poème n’étant que l’autre face des mystères du monde –tremblant entre ciel et mer, entre raison vitrifiant la parole et « geste sacré » « … qui donne souffle au corps brûlant » – , « offrande portée dans le ventre fertile », et, d’un même élan, « langue bégayée-pèdue / arrachée à l’étranger ». Double vibration du poème avec cette « nouvelle langue dans la bouche », qui inscrit dans la parole et dans sa précarité fondamentale la possibilité d’être pleinement, dans la profusion des sens. Double perte aussi dans cette dévoration des mots qui porte cependant au don et à la gratitude et « à vivre dans la joie ».
Apparentée au jeu de jambes du football, cette créolisation réciproque est un art subtil. Langue, on l’a dit, des mystères, géographies symboliques en même temps que charnelles, qui a besoin d’accepter les parures de la parole, comme les corps celles des « faces fardées de cendre », haut et bas, masculin et féminin, grâce et disgrâce, dans l’ondoiement des sens : danse et parole, fêtes du corps et fêtes de la langue heurtée, reprise, répétitions, ruptures - parataxes – laver-tête, suyer-pieds - comme sauts d’une île à une autre, d’une montagne à la mer, accédant aux Puissances, comme ces parlants pris de bégaiements, forces profondes réveillant des langues sauvages qu’il s’agit de conjurer, car « le monde vrai est chose difficile ». Parures, non seulement comme ornements, mais de celles qui recouvraient jadis le front des victimes ou celui des danseurs d’aujourd’hui – fleurs, tissus, fables, mythes – celles du chant « qui nous pare et nous enivre », « à chanter à danser, à pleurer, / puis à danser en pleurant toujours / puis tout d’un coup à rire », parures nous renvoyant aux forces élémentaires où la magie - qui est aussi celle de cette langue travestie - , se manifeste dans les déguisements des visages ou des corps, masques s’il en est de la nuit et des énergies, autres visages de l’autre qui font sauter « Met à crier à terre / Tombe létat / Roule dans le sang ».
Monchoachi nous donne à comprendre et à sentir, à travers les mouvements d’un texte éblouissant de variété, d’appels aux ombres et aux éclats, - lieu des contrastes, « broderies sur la chair vive » - , et nous invite au don par un cérémonial de l’accueil : «… alors devant lui ils mangent la terre / donnent un beau à ses pieds nus / Puis mettant leur corps debout / passent à son cou colliers / guirlandes de fleurs / colliers d’hélianthes et de magnolias, / colliers plusieurs rangées / colliers nattés colliers en plumes tressées …. ».
Il ne s’agit pas ici d’exotisme ni de spectacles pour touristes pressés. La magie est ce qui nous met « à l’écoute du nom » et opère en nous, ce qui est vrai de toute poésie, un retournement à travers un voyage des sens, un dépaysement fondamental et permet à cette parole sauvage, comme retrouvée, langue du poète, « Crié par l’âme les morts ou par un rêve-zyéux-clai » ou « chant perché des caroubiers / Le bastringue des carapaces sous les tonnelles ».
Bernard Demandre
TEXTES
Fanm à califourchon
[ … ] Et toutes les belles créatures fantastiques en fourrure
Transportées sur la terre par la lune
Danseurs masqués, serviteurs de la joie.
Et cela revint que la lune appelle ainsi auprès d’elle
L’enfant qui pleure et se tourmente dans le vent
« Dis-moi, est-ce donc si beau sur terre ? »
Et il y eut depuis de bien plus grandes fantaisies comme :
Raconter le commencement du monde quand, là-dessus,
Nous ne savons rien eh ! eh-eh …
( nous ne savons pas comment, nous ne savons pas pourquoi ) ;
Chercher les raisons des choses qui ne sont pas arrivées ;
Considérer que pour traverser une rivière, il faut en boire toute l’eau ;
Préconiser d’arracher toutes les dents aux enfants
pour les empêcher de trop manger ( enrayer de la sorte
la propagation inéluctable de l’obésité ) ;
Estimer que les chiens sont protégés dès lors
qu’on leur suspend des crucifix au cou ;
Interdire à un homme de battre ses chiens
l’année suivant la mort de sa femme ;
Trimbaler des excréments de chien en signe de lever de deuil ;
Manger de la crotte de chien à titre préventif contre l’épidémie ( le pidémie ) ;
Souffler de l’air dans le derrière des chiens plutôt que les repaître de pâtée ;
Recommander aux femmes sans enfants d’adopter un ver
et de le nourrir de leur sang ;
Proscrire tous les « pourquoi » comme ineptes et funestes ; […]
Les messagers régents des rêves
Puissé-je ato ainsi ah-
-vancer toujours
De séjour en séjour
Vision après vision
Lhorizon derriè lhorizon
Le feu a pris
Le sang est là.
Danse petite luciole
Raccordée aux Puissances.
Perdu dans ton bégaiement
Sans masque, j’attends l’étoile.
Voici même que nous marchons dans la blanche demeure
Peuplée de cotonniers
Peuplée de lourds calebassiers
Demeure des messagers
Les Régents de nos rêves
Venus nous percer la lèvre
Pour que pénètre et fraîchisse
La Règle
Notre chair et notre souffle.
Ils ont tantôt répandu les pollens
Dans la poussière
De leurs doigts dessiné de fabuleuses cosmogonies
Taureaux, béliers, couleuvres, cœurs
Arbres-corail divinatoires et feuilles de palmiers. […]
(Ah Lézange ! )
Les musiciens-conteurs
Il faut chuchoter avec les morts
Il faut chuchoter sans cesse avec les morts, il faut
Sans cesse leur parler
S’égarer souvent en leur preste compagnie
Les laisser irradier nos lèvres
Ils sont là autour de nous merveilleux musiciens
Accordés à faire grincer et bruisser le destin
Il faut chuchoter avec les morts.
Pourtant vous ne parlez pas avec vos morts
« Comment ni pourquoi parler avec les morts ? »
Comment peut-on parler sans parler avec les morts, comment
Sans eux naître à la mesure ?
Car, en prodige seulement
Ou encore comme un Sort Tel
Vient au monde à notre rencontre
Et ne le pouvons-nous rassembler de même
En joyeuse plénitude
Tenir
Être le répondeur
Celui qui donne voix et lieu
A la reprise
Salue et loue […]
(Ah Lézange ! )
Le Mage
[…] Rouge le carême emmitouflé dans des peaux de taureau
Rouges les gens du lignage du chien
Mêche-lumin rouge la langue divine parlée pour transpercer
Zyeux et cœurs
Rouge le bruit qui a résonnin comme le crié-lan-mort
trois fois
Trois fois la femme a parlé tout seul
« Ouaïe ! Ya rien qui est francé vrément dans ça ! »
Rouges les torches bois-pin rouges Fifi et Mimi
Qui a jambé dleau sans mouiller son déus petits quatiètes
Bricolobric ! Bricolobric ! Rouges tites colobri !
Rouges les turbulents présages le devégondage sphistique
Les lieux pathétiques
( Et Prodicos de Céos, le Grec
condamné à boire la rouge cigüe
Il a fait comme ça :
« Ce qui est utile à la vie
il doit être tenu pour divin ».
Ouaïe ! ) […]
(Rara Solé)
Les voix dans la pierre
Un nid de troupiale
Mâché, le jus dans la bouche,avalé le jus
senti la force dans son corps
Et les bras qui s’endorment
Et aussitôt des cerfs de toutes parts des jeunes filles
aux amples chevelures
Et les cerfs s’accouplent à leur pied
On boit de la bière, on danse la yonna.
Et Arcturus s’est couché derrière le soleil
Si ce n’est pour demain, sera dans quelques jours
ou dans la lune.
Les paroles sont invisibles,
Ceux qui les voient sont ceux qui vont mourir,
Lorsqu’elles avancent de face, montées sur leurs mules,
Potant des vêtements noirs.
Les paroles sont invisibles, elles se nourrissent
De l’invisible et parlent au voisinage invisible.
La maison s’est transformée en pierre,
Le vent s’est tansformé en pierre,
Les voix sont enfermées dans la pierre
Les animaux sauvages sont à présent des vaches
Et les taureaux couchés
avec leurs cornes qui sont en pierre
Serrés les uns contre les autres, innombrables,
tous faits de pierre,
Et le sol, dur comme de la pierre.
(Quimbé là)
Eléments de bibliographie
En langue créole
- Dissidans’, La Ligue, 1980
- Konpè lawouzé, Impr. Libres, 1979
- Nostrom, Paris, Éditions caribéennes, 1982
- Bèl-bèl zobèl, Imprimerie Desormeaux, 1983
- Samuel Beckett, La ka èspéré Godot, traduction de En attendant Godot par Monchoachi, New legend, 2002
- Samuel Beckett, Jé-a bout, traduction de Fin de partie par Monchoachi, New legend, 2002
- Lakouzémi, avec Georges-Henri Léotin, Juliette Smeralda-Amon, Lakouasos, 2007
En langue française
- Nuit gagée ; suivi de Quelle langue parle le poète, Schoelcher, Presses universitaires créoles-GEREC ; Paris, Éd. l'Harmattan, 1992
- La Case où se tient la lune, Bordeaux, William Blake & Co éd., 2002
- Espère-geste, Sens, Obsidiane, 2002
- Paris Caraïbe : le voyage des sens, Atlantica, 2002
- Lémistè, Obsidiane, 2012
On pourra trouver une video de Monchoachi sur Internet : 5 questions pour « île en île »