Pendant les « Trente glorieuses », mon ami Paul avait toujours entendu dire ou lu dans des journaux de première importance (c’est-à-dire réputés sérieux) qu’il n’avait pas à s’en faire : sa retraite serait assurée le moment venu. En ce temps-là, Paul pensait pouvoir bénéficier à 65 ans d’une retraite calculée sur les « dix meilleures années » de sa carrière.
Que penseraient les joueurs de football, si demain la FIFA décrétait que la durée du match est portée à 120 minutes au lieu de 90 ? Que penseraient-ils si les arbitres de touche étaient supprimés et que les pouvoirs de l’arbitre (déjà fort étendus) devenaient littéralement discrétionnaires ?
Eh bien ! en 1993, Édouard Balladur s’est livré à ce type d’opération indigne en réformant le régime général (celui des salariés du privé). À partir du Livre Blanc commandé par Michel Rocard en 1991, trois grandes mesures furent prises alors : l'allongement de la durée de cotisation (de 37,5 années à 40 années), un calcul de la pension sur les 25 meilleures années (et non plus sur les 10 meilleures), une revalorisation de la pension à partir de l'évolution des prix (et non plus à partir de l'évolution générale des salaires). L’entourloupe avait réussi. Paul s’était fait rouler dans la farine.
Dix ans plus tard, François Fillon considère que les malversations sont insuffisantes. Ministre des affaires sociales du gouvernement Raffarin, il s’attelle à une nouvelle réforme. « La seule réforme possible » assène-t-il pendant l'émission « 100 minutes pour convaincre ». Elle sera en effet adoptée le 4 juillet 2003 par le Palais Bourbon et le 18 juillet 2003 par le Sénat. Le Conseil Constitutionnel entérine. Paul fait de plus en plus grise mine.
Encore offensives à cette époque (avant leur anesthésie par Sarkozy), les organisations syndicales réagissent ! Les grèves se multiplient. Le 13 mai 2003, Paul, toujours actif, se joint aux un à deux millions de manifestants qui font connaître leur opposition. Mais pour M. Raffarin : « C’est pas la rue qui gouverne » (Sarkozy n’a pas le monopole des négations escamotées).
À partir de là, pour faire preuve d’équité, les fonctionnaires sont alignés sur le régime général. Notons toutefois que leur retraite est calculée sur la moyenne des six derniers mois. Pour Paul, le calcul se fera sur ses 25 meilleures années. La pire injustice qui soit ! Dans la plupart des cas, les salaires de la fonction publique sont meilleurs en fin de carrière… Alors que vingt-cinq années dans le privé sont loin d’être linéaires. Et encore moins progressives !
Sarkozy va sans doute gagner l’épreuve de force engagée. Mais, entre temps il aura mis de l’eau dans son vin. En revenant sur sa parole de ne pas toucher à l’âge légal de 60 ans, mais non mandaté pour cela par ses électeurs, il ne va pas pouvoir l’appliquer trop brutalement. La chute du tabou sera étalée dans le temps. Les régimes spéciaux sont aussi épargnés. Cela fait beaucoup de monde, constate Paul amèrement : employés de la SNCF, de la RATP, d’EDF, de GDF, des industries électriques et gazières, militaires, policiers, marins, salariés de l'opéra de Paris, etc. Sans oublier les ouvriers des établissements industriels de l’état, les agents des collectivités locales et ceux du port autonome de Bordeaux, les salariés de Chambre de commerce et d’industrie de Paris et ceux des cultes ! J’en ai sûrement oubliés. Mais j’ai gardé pour la bonne bouche les clercs de notaires… Paul, consulté tout à l’heure avant de partir se joindre à une manifestation, pense cette dérogation justifiée par le caractère hautement pénible de la vie en étude ! S’il le dit.