J’avais croisé David Géry dans une nuit en plein jour, un cube de bois noir où les heures s’inversent, le lieu du théâtre. C’était à l’occasion de sa remarquable adaptation du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury au théâtre de la Commune d’Aubervilliers (début 2013), où il avait convoqué les « acteurs du livre », selon la formule consacrée, à prendre celle-ci au pied de la lettre et à incarner les hommes et les femmes-livres de la forêt. Ceux-là mêmes par qui la littérature survit, subsiste. Je garde de cette expérience un souvenir chaleureux et de qualité.
Or David Géry est aussi peintre, et lorsqu’il m’a invité à me rendre à sa dernière exposition, « Nuit noire », l’estime que je porte à ce que j’avais aperçu de son travail aurait suffi à m’y entraîner sans hésitation. Mais l’image accompagnant l’invitation a aussitôt suscité un désir plus vaste, un désir profondément littéraire à vrai dire, celui de savoir ce que racontait d’autre cette mystérieuse toile noire.
Je me suis donc rendue à la galerie, qui est en réalité un cabinet d’architecture. David est venu nous ouvrir la lourde porte de l’immeuble haussmannien, nous l’avons suivi le long d’un vaste et beau couloir, puis nous sommes entrés.
D’abord je ne vois rien. Des flaques noires, rectangulaires, éblouies par la luminosité traversant la verrière. Je fais un auvent du catalogue, pour pouvoir accueillir. Puis des formes affleurent. Peu à peu j’apprivoise les caprices du ciel, du passage chaotique des nuages qui font jouer les reflets et livrent non plus un, deux, dix tableaux mais leurs variations incessantes. Les images prolifèrent et rapidement on se prête au jeu, dont les possibilités sont démultipliées lorsque l’on ajoute au critère non maîtrisable de la lumière celui de la distance et de l’angle que l’on adopte vis-à-vis de la toile. La peinture de David Géry résiste à l’impression sur catalogue, non qu’elle n’y séduise, je l’ai déjà dit, mais plus qu’ailleurs l’expérience physique de la rencontre s’impose.
Je retrouve vite « Nuit à Cap Cod avec Hopper » qui m’avait attirée sur l’invitation. Je suis saisie, malgré ma méprise – ce que j’avais pris pour des cristaux de blanc ne sont en fait que les jeux accidentels de la lumière sur les épaisseurs de la matière. Celles-ci sont aussi sujettes à variations ; en effet l’huile n’est pas encore sèche, nous explique David, elle continue à vivre, à se contracter, à respirer, et j’entends presque les craquements animaux qui serpentent sous la couche du visible. Les reliefs accrochent la lumière avec la malignité capricieuse de ces images kaléidoscopiques que l’on fixe jusqu’à la migraine pour y discerner une forme.
Ou bien c’est comme, face à la mer, s’épuiser à chercher l’aileron que l’on nous désigne, et qui sans doute a disparu depuis longtemps.
Mais une fois que j’ai appris à regarder, je peux revenir à ma première intuition, et suis frappée par les qualités littéraires de ces images. Les entrées de David Géry (plusieurs toiles tissent le thème de la maison dans la nuit) mènent vers des histoires non dites, des mondes qui résonnent profondément. Des territoires d’enfance en même temps que la littérature qui l’accompagne, Tchekhov notamment. Je suis bouleversée au sous-sol par la « Villa Les Tilleuls », demeure de famille qui dépose souvenirs et drames au pied d’un étang sombre. Maisons de famille où l’on reste à s’émouvoir des fantômes de soi-même que l’on fabrique à l’instant, où l’on se contemple en un miroir mensonger porté sur le passé, projection des générations à venir aussi, où l’on distingue des signes de ce que nous sommes là où rien ne demeure. Lieux de fondation et de désordre, entre les murs de la maison s’ancrent dans le même mouvement les peurs et ce qui les soigne. La maison d’enfance aliène et rassure. Comme la nuit de David Géry, pas vraiment inquiétante, mais noire tout de même, et la lumière ou la lueur qui étreint – surtout si l’on reste au-dehors.
Tout autant me touche la maison des « Copiaux », à Pernand-Vergelesses, où le hasard veut que j’aie eu l’occasion de séjourner il y a près de 15 ans, puis de retourner l’an dernier en un pèlerinage ému*. Jacques C. veille, et en même temps on dirait qu’il se cache : de nos regards, ou des indiscrétions de la lumière sur la toile ; selon l’endroit d’où l’on choisit de le regarder, on le débusque plus ou moins.
Puis ce sont des landes (« Nuit dévastée ») où viennent de disparaître tout à la fois les sœurs Brontë et les jours à la plage de l’enfance, puisqu’un nuage passant, mon corps se reculant a transformé les solitudes venteuses en dunes derrière lesquelles se devinent, pâleur lointaine, la mer. A moins que cette lueur, touche de blanc à peine, ne soit la lune trop descendue, ou l’éclat faux d’une maison, une autre. Ailleurs encore une baleine est falaise, métonymie logique, au large des sables goudronneux dans la nuit, ou bien un corps de femme s’insinue en rayon de lune, des villes se construisent en illuminations grises.
Chaque toile offre ses possibles, et je clos sur une invitation à lire, laissant à David Géry le soin de parler de son noir, de sa nuit, et des pigments qu’il broie en livraisons énormes. Et je reste à écouter les histoires qui restent, comme les odeurs et tout ce qui du jour subsiste dans la nuit.
"Le noir, sa profondeur, son épaisseur, sa densité et aussi sa transparence. Aucune tristesse. Une invitation au mystère, à la transcendance. Un voyage obsédant, fascinant.
Le noir, comme une façon de voir autrement.
Une vision active pour celui qui regarde le tableau et en reconstitue l’image, la décrypte et l’invente aussi.
Un tableau qui, suivant la lumière et la position du regardant, se révèle tout autre…
On découvre, on cherche, on scrute l’image interdite, cachée, L’excitation du noir, dans l’obscurité, la peur, les fantômes, l’au-delà, l’inconnu…
Comme des enfants qui se seraient échappés dans la nuit,
Juste pour voir,
Des lumières allumées dans les maisons
Une silhouette qui veille, en résistance,
La lumière de la nuit, rassurante, en secret.
C’est aussi la sensation que j’ai d’un monde qui se trouve dans une Nuit noire mais que nous pouvons voir aussi en veille, en secrète attente de lumière."
David Géry
David Géry, « Nuit noire »
Exposition du 30 avril au 23 mai 2014
à l’agence Jean-Michel Rousseau
21, 23 rue des Filles du calvaires 75003 Paris.
Contact / David Géry – 06 80 08 71 41 - gery.d@wanadoo.fr
*J’y avais écrit notamment ceci :
Les vignes en raclements de coteau sous le capuchon des forêts. Une fenêtre offre les langues qu'elles déchirent lentement en acidités vertes. Les chairs pétillent dans l'air que brisent les hélices matinales. Un jardin, brûlé sous les pas des bohémiennes à l'odeur puissante, leur haleine en refrain d'après-midi. Elles plongent, à mi-cuisse dans l'eau du bassin, l'eau pullule de dytiques, jupes relevées elles prêtent leur sexe au roulis aléatoire des reflets. Le regard d'une vieille femme jaune accrochée au perron qui s'étale, aux marches de pierre sale, le balcon saignant comme une goutte prête à s'écraser. Au grenier, les genoux dénudés des piétineuses de raisin, la fadeur moite de la cuve. L'oubli du repos.
Ceux-là désertent l'adret du temps au profit de la plaine.
(Extrait de Dans l’éclat des feuilles vives, La Musaraigne, 2005)