Les juges ont, les premiers, alerté l'opinion sur les carences de la coopération européenne. En 1996, sept juges ont lancé l'appel de Genève, pour dénoncer les carences de l'entraide judiciaire internationale. Puis, en 1997, une commission de juristes, pilotée par Mireille Delmas-Marty, proposait de créer un parquet européen. Le projet a été inscrit pour mémoire dans le traité de Nice, puis dans celui de Lisbonne.
En 2011, le Conseil d'Etat publiait des réflexions sur l'institution du parquet européen, concluant que les pouvoirs publics doivent être encouragés à donner sans attendre leur plein effet aux dispositions prometteuses du traité sur le parquet européen. La même année, un rapport de l'Assemblée nationale concluait que "le parquet européen répond, non seulement aux intérêts de l’Union européenne, mais également aux intérêts des Etats membres et de leur population". En juillet 2013, la Commission européenne propose enfin son projet.
Cette initiative s'explique par l'ampleur de la fraude dans l'Union européenne. Dans une communication de 2011, la Commission évaluait à 120 milliards d'euros les pertes annuelles résultant de la corruption dans l'Union, soit l'équivalent du budget européen. Dans une communication de 2012, elle évaluait aussi à 1000 milliards d'euros le coût annuel de la fraude et de l'évasion fiscales dans l'Union.
L'enjeu est aussi de répondre aux progrès qualitatifs de la criminalité transfrontière, de la mafia ou d'autres formes de crime organisé, qui ont aujourd'hui un champ d'action étendu à l'Europe entière. 28 Etats membres, dont les systèmes judiciaires sont encore très cloisonnés, ne sont pas en mesure de lutter efficacement.
Un système institutionnel européen inachevé
L'OLAF (Office de lutte anti-fraudes) est en charge, depuis 1999, de la lutte contre les fraudes portant atteinte aux intérêts communautaires. C'est une structure de 470 personnes. Le rapport 2010 fait état de 250 millions d'euros récupérés par son action. Mais l'OLAF a un défaut principal : c'est un service administratif de la Commission européenne, même s'il est doté d'une certaine autonomie.
EUROPOL est en charge de la lutte contre certaines formes de criminalité transnationale. 620 personnes y travaillent, y compris les officiers de liaison. La structure n’a pas de compétences de police opérationnelle. Et même si EUROPOL développe des équipes communes d'enquêtes, les pouvoirs en ce domaine restent de la stricte compétence des États membres.
Enfin, EUROJUST est une unité composée de magistrats et d’officiers de police, dont la mission est “de contribuer à une bonne coordination entre les autorités nationales chargées des poursuites et d’apporter son concours dans les enquêtes relatives aux affaires de criminalité organisée, notamment sur la base d’analyses effectuées par Europol.” Mais EUROJUST n'a aucun pouvoir juridictionnel, même si la structure est parfois considérée comme la vitrine judiciaire d'Europol.
Le système est donc complexe : dans certaines situations, la même criminalité peut relever de l'OLAF et d'EUROPOL. Il est globalement déséquilibré : des structures administratives et policières importantes n'ont pas leur équivalent judiciaire. La coordination avec les systèmes des Etats membres est délicate.
Le parquet européen : efficacité des poursuites et garantie des droits.
Dans le projet présenté par la Commission, le parquet européen devrait intervenir pendant la phase initiale de l’enquête pénale : c'est le moment où les obstacles résultant de la différence des systèmes juridiques sont les plus importants.
Sa compétence serait limitée à la fraude qui porte atteinte aux intérêts de l'Union, qu'il s'agisse des recettes (fraude à la TVA) ou des dépenses (détournement des fonds versés par l'Union). La lutte contre la criminalité transnationale pourrait s'y ajouter.
Ce serait une structure légère, composée d'un collège européen de dix personnes, et de procureurs européens délégués dans chaque État de l’Union européenne.
Ce serait surtout une structure indépendante. La nomination du collège devrait intervenir dans des conditions prévenant les interférences politiques. Le mandat des procureurs serait limité à huit ans non renouvelables.
Les droits fondamentaux demeurent garantis dans les conditions prévues par les Etats membres. Seules les juridictions nationales auraient le pouvoir de procéder à des arrestations. De même, ces juridictions continueraient à juger les affaires. La Cour de justice de l'Union européenne n’interviendrait qu’en cas de conflit de compétences ou sur le choix de la juridiction de jugement. Le projet n'est pas fédéral: il n'institue pas de système judiciaire européen à côté de celui des Etats, comme aux Etats-Unis. Il s'agit d'un modèle nouveau, qui pourrait servir d'exemple dans un monde où le droit ne peut plus être pensé en termes de hiérarchie des normes ou de pyramides.
Des difficultés politiques importantes devront encore être surmontées, dans un contexte où les institutions européennes, comme la plupart des Etats membres ont perdu beaucoup de leur crédibilité en matière de lutte contre la corruption et la fraude.
Mais la crispation sur une souveraineté judiciaire, alors que la souveraineté économique et monétaire est déjà déléguée, crée une distorsion favorable à la criminalité transnationale. A trop vouloir conserver les apparences de leur souveraineté en matière judiciaire, les Etats ne maintiennent plus qu’une souveraineté d’apparence. Le choix est aujourd'hui le suivant : déléguer une partie du pouvoir judiciaire à une institution européenne indépendante, ou désarmer de fait les Etats et l'Union au profit de ceux qui savent se jouer des frontières.
De ce point de vue, les années 2000 resteront dans l'histoire comme une décennie perdue, durant laquelle la corruption, la fraude et le crime organisé ont progressé, comme en témoignent, dans des registres différents, les témoignages de Roberto Saviano, l'auteur de Gomorra, ou encore le rapport du Parlement européen adopté en mai dernier.
Tous les Etats ne sont pas disposés à un tel changement. Mais il suffirait que neuf d'entre eux (sur 28) décident d'une coopération renforcée pour que le projet devienne réalité et que diminue la part de la richesse volée aux Etats et aux citoyens de l'Union européenne.