L’Assemblée nationale s’apprête à adopter la proposition de loi de « renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel ». Si l’amendement n°8 déposé par deux députées UMP, Marie-Louise Fort et Virginie Duby-Muller, a été rejeté dans la nuit de vendredi à samedi, il reste le révélateur du lien entre immigration et prostitution, ou plutôt entre la politique d’immigration et celle en matière de prostitution.
____________________________________________
Pour Jean Léonetti, « c’est un appel d’air fantastique pour l’immigration clandestine.» L’article 6 octroie en effet « un permis de séjour temporaire et un permis de travail aux personnes qui sont engagées dans un parcours de sortie de prostitution. » Nos députées s’en inquiètent : « certaines personnes pourraient non pas détourner le dispositif en prétendant abusivement qu’elles ont été prostituées, mais recourir sciemment (sic) à la prostitution, afin, dans un second temps, d’obtenir un permis de séjour et de travail. Ce risque a-t-il été vraiment mesuré ? »
On songe au « mariage gris », qu’Éric Besson, alors ministre de l’immigration et de l’identité nationale, avait ajouté à notre vocabulaire juridique pour réduire le nombre des « mariages mixtes » (autrement dit, binationaux) : cette « escroquerie sentimentale » consisterait, à l’instar du « mariage blanc », mais à l’insu du conjoint français, à détourner dans un « but migratoire » le mariage de sa finalité.
De même, si des femmes s’engageaient dans la prostitution pour obtenir des papiers, on pourrait donc parler d’une « prostitution grise », détournant le sens de cette institution à des fins migratoires. Les clients pourraient-ils s’estimer floués, et dénoncer une « escroquerie sexuelle » ? On aurait bien tort de sourire : pour les auteures de l’amendement, « ce n’est pas un raisonnement vicieux ou tordu, mais un raisonnement lucide et réaliste. »
Cet amendement permet en tout cas de comprendre pourquoi les députés qui vont adopter la loi n’ont pas envisagé d’accorder un titre de séjour permanent aux femmes qui auraient le courage, voire la témérité de dénoncer les réseaux qui les exploitent, et qui s’exposent ainsi, lorsqu’elles seront expulsées après le procès, à de terribles représailles.
L’enjeu, c’est « l’appel d’air » que redoutent aussi bien la majorité de gauche que l’opposition de droite. En séance, Marie-Louise Fort le dit explicitement : « ce sera un appel d’air pour une immigration violente et clandestine car les proxénètes n’auront aucun mal à convaincre des personnes en détresse de se prostituer pour avoir un titre de séjour. »
Le député UMP Guy Geoffroy, qui a rendu avec sa collègue Danielle Bousquet en 2012, un rapport préparatoire, prend au sérieux ces inquiétudes : « Les préoccupations exprimées par Mme Fort et M. Goujon, je les partage – et, si l’on y réfléchit bien, il n’y a aucune raison qu’elles ne soient pas partagées par toute l’Assemblée. » En effet, « nous nous sommes posé les mêmes questions, (…) avec (…) les mêmes inquiétudes avec le cabinet d’Éric Besson lorsque nous étions à l’ouvrage sur la loi du 9 juillet 2010. Nous avions encadré les choses, comme c’est le cas pour ce texte, pour qu’il n’y ait pas d’appel d’air. Et il n’y en a pas eu. »
Sergio Coronado, député EELV fermement opposé à la proposition de loi, le confirme : « seules trente-six cartes de séjour temporaire ont été délivrées en 2012 à des personnes victimes de la traite suite à une plainte ou à un témoignage dans une procédure pénale, et, selon le comité interministériel de contrôle de l’immigration, une seule personne a bénéficié d’une carte de résident en 2011 – une seule personne alors que l’on nous dit que 90 % des prostituées sont victimes de la traite. »
L’amendement qu’il défend avec Barbara Pompili, accordant automatiquement un titre provisoire de séjour aux prostituées étrangères qui dénonceront leur proxénète (pour ne pas s’en remettre au pouvoir discrétionnaire du préfet), est pourtant rejeté, comme y invite Maud Olivier, rapporteure socialiste de la proposition de loi : « le simple dépôt d’une plainte ne signifie pas que celle-ci soit fondée. Le risque de détournement peut être extrêmement important. Il en va de même pour le témoignage. Il est donc important de conserver le pouvoir d’appréciation du préfet. »
La lutte contre la fraude l’emporte ainsi sur la protection des prostituées, puisqu’on « oublie », à l’instar de la ministre des Droits des femmes et porte-parole du gouvernement Najat Vallaud-Belkacem en soutien à la proposition de loi, que ces mêmes préfets sont aussi chargés d’appliquer la politique du gouvernement contre l’immigration clandestine.
L’amendement rejeté est en réalité un révélateur de la logique contradictoire qui sous-tend la politique actuelle en matière de prostitution. D’un côté, on prétend défendre les prostituées ; de l’autre, on les soupçonne d’abuser de cette protection. C’est la figure paradoxale de la « victime-coupable » qu’analyse la sociologue Milena Jaksic à propos de la traite. En effet, derrière la victime se profile l’immigrée en situation irrégulière. Aussi la prostituée apparaît-elle tour à tour (ou bien à la fois) comme une victime passive et comme une fraudeuse active.
Revenons donc à « l’appel d’air ». Si on leur avait accordé un titre de séjour permanent, et non provisoire, les prostituées auraient été fortement encouragées à dénoncer les réseaux qui les exploitent. Autrement dit, ce serait, cela aurait été tout le contraire de l’appel d’air : les proxénètes redouteraient en effet cette prime à la délation. Pourquoi n’entend-on pas cet argument de bon sens ? Et comment peut-on dire, comme nos députées UMP : « il est permis de penser que les réseaux pourraient vraiment détourner le dispositif » ?
C’est qu’en fait, elles le précisent d’emblée, « les étrangers qui entrent illégalement en France sont parfois à un niveau de détresse et de désespérance tel » qu’ils, ou elles, sont prêts à tout – y compris à se prostituer. Bref, les victimes de la traite seraient en fait victimes de la misère. On ne lutte pas vraiment contre la traite ; mais au lieu de combattre la misère, ne va-t-on pas, une fois encore, s’en prendre aux miséreuses ?
La réponse embarrassée de Guy Geoffroy montre bien les contradictions dans lesquelles sont pris les défenseurs de la proposition de loi : « si les réseaux voulaient s’engouffrer dans la brèche en disant aux personnes qu’ils vont chercher que, si elles se prostituent et affirment vouloir en sortir, elles auront des papiers, cela ne fonctionnerait pas. » Pourquoi ? La plupart « croient venir en Occident pour trouver du travail et non pour se prostituer. » Tout compte fait, seraient-elles trompées plutôt que contraintes ?
« Cela ne veut pas dire que, si elles avaient su qu’on allait les prostituer, elles auraient refusé parce que, de toute façon, elles n’étaient pas capables de refuser quoi que ce soit. » Ou pour le dire autrement : ce n’est donc pas la contrainte qui dicte leur conduite, mais le besoin. Et d’en conclure : « Si elles souffrent, si elles savent qu’elles vont se prostituer, qu’est-ce que cela peut leur faire d’avoir des papiers si leur destin, c’est de rester prostituées ? » On se perd un peu dans le raisonnement : se prostituer ferait-il perdre le désir de régularisation ?
En quelques phrases, on passe de l’esclavage à l’exploitation en passant par la simple tromperie. C’est dire que la situation de ces femmes n’intéresse guère. Libérer les femmes de la prostitution n’est donc pas l’enjeu véritable de la proposition de loi : ne s’agirait-il pas plutôt, comme pendant les années Sarkozy, d’un volet de la politique d’immigration ? Le refus de régulariser les femmes qui dénonceraient leur proxénète le suggère.
Quelle est donc, dans la politique actuelle, la véritable place de ces migrantes qui s’adonnent à la prostitution? Dans le Loiret, l’expulsion récente de neuf prostituées bulgares nous en propose la (ou du moins une) clé. « De nationalités roumaine et bulgare, elles font l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), fondée sur la menace d’un trouble à l’ordre public. » Mais dans quel but ? « C’est un message envoyé à leurs souteneurs, affirme un officier du groupement départemental de gendarmerie. » C’est dire combien la politique actuelle est (purement) symbolique.
Les étrangères qui se prostituent sont considérées par le législateur comme un simple « message envoyé ». Mais à qui ? En réalité, non pas aux proxénètes, mais à l’électorat. Il en va de la politique comme de la parenté selon Claude Lévi-Strauss : les hommes échangent les femmes en guise de signes. Encore l’anthropologue précisait-il la spécificité des femmes : elles sont des signes qui parlent. Pour lui, « la femme ne pouvait jamais devenir signe et rien que cela, puisque, dans un monde d’hommes, elle est tout de même une personne, et que, dans la mesure où on la définit comme signe, on s’oblige à reconnaître en elle un producteur de signes. »
En revanche, les prostituées migrantes ne parlent pas, ou bien on ne les entend pas, alors même qu’elles deviennent un objet politique. Dans la loi qui va être adoptée, les femmes étrangères sont des signes éloquents ; mais elles sont condamnées au silence.