Il est une règle élémentaire du combat politique que le gouvernement semble ignorer : plus la majorité recule, plus l’opposition avance. Les socialistes ne seront jamais assez à droite au goût de leurs adversaires, qui pour s’en démarquer seront eux-mêmes toujours plus à droite. C’est donc la mollesse de la gauche honteuse qui fait la dureté de la droite éhontée. Bref, le consensus est illusoire (il masque mal la défaite idéologique), en plus d’être dangereux (la démocratie suppose le dissensus).
Ce qui est vrai en matière économique ne l’est pas moins dans le domaine des mœurs. Les tergiversations du président de la République (sur la « clause de conscience » concédée aux maires, ou la PMA refusée aux lesbiennes), loin d’apaiser l’hostilité des conservateurs et des réactionnaires, n’ont fait que l’attiser. Quant au premier report de la Loi famille, il aura juste donné le temps aux troupes de la Manif pour tous et du Printemps français de se remobiliser. Quand la proposition de loi sur l’autorité parentale est revenue, presque vidée de tout contenu progressiste, la droite s’est encore enhardie – jusqu’à obtenir le report sine die du vote, soit une manière de traduire en latin les calendes grecques. Et c’est l’histoire qui se répète, ad nauseam.
Pour ne pas rallumer les polémiques sur la parenté, les socialistes y traitaient pourtant seulement de la parentalité : ils revendiquent le partage des responsabilités éducatives, en renonçant à défendre l’égalité de tous devant la filiation. Toutefois, s’ils croyaient naïvement faire consensus en se contentant de moderniser les recompositions familiales, l’opposition les aura rapidement détrompés… en s’opposant. « Un papa, une maman », scandait naguère la droite dans la rue. Aujourd’hui, elle dit en substance : « Oui aux parents, non aux beaux-parents ». Les reculades du gouvernement encouragent ainsi les régressions de l’opposition : demain, celle-ci s’en prendra au divorce ou à l’avortement.
Un nouveau lexique est apparu dans la polémique, qui est le révélateur de la dérive actuelle : la droite reproche à la gauche de promouvoir la « famille sociale », et lui oppose la « famille biologique ». On songe au slogan d’hier : « pas d’ovules dans les testicules ». C’est bien sûr le cœur de la réaction contre la reconnaissance conjugale et familiale de l’homosexualité, que l’homophobie a toujours jugée contre-nature. On sait d’ailleurs que le Vatican n’hésite pas aujourd’hui à confondre la loi naturelle, soit la raison divine, avec les lois de la nature, autrement dit biologiques, pour préconiser une « écologie humaine » protégeant les « forêts tropicales » du mariage hétérosexuel que menacerait la reconnaissance des couples de même sexe.
Or avant même la Loi Taubira de 2013, la famille n’était pas définie par la biologie. Par définition, l’adoption contourne la biologie, et renonce même à l’imiter par le droit : l’adoption plénière n’est pas réservée aux couples ; elle n’est pas interdite aux femmes célibataires, même après la ménopause. Quant au droit de la Procréation médicalement assistée, il donne certes l’illusion de reproduire la reproduction (puisqu’elle est réservée aux couples de sexe différent, mariés ou non, en âge de procréer) ; mais c’est précisément que les lois dites de bioéthique visent depuis 1994 à pallier les carences de la biologie (la stérilité du couple est requise) : anonymes, le donneur de sperme ou la donneuse d’ovocytes n’ont pas leur place dans la famille.
Il y a plus. Même si plus de la moitié des enfants naissent aujourd’hui hors-mariage, soit le plus souvent dans des couples non-mariés, la famille repose toujours, en partie, sur le mariage. C’est que la présomption de paternité n’a pas disparu du droit : les enfants auxquels donne naissance l’épouse sont reconnus, par définition, comme ceux de l’époux. Autrement dit, la vérité biologique ne fait rien à l’affaire (le test ADN n’est pas requis par l’état civil) ; le mariage institue la filiation. Il serait donc aberrant, pour en exclure les couples de même sexe, de définir le mariage comme une « institution naturelle » : cette contradiction dans les termes dit bien la confusion dans les esprits. Si la conjugalité était naturelle, quel besoin y aurait-il de l’instituer ?
Pour faire advenir une vérité biologique, il faudrait renoncer à la présomption de paternité que le droit, pour la paix des familles, s’est traditionnellement bien gardé de remettre en cause. Ce serait achever de détacher juridiquement le mariage de la filiation – soit légitimer l’évolution des mœurs, que traduit déjà, depuis la loi de 1972, l’égalité croissante des filiations par le mariage et hors-mariage, qu’on qualifiait auparavant respectivement de « légitime » et de « naturelle ». Au lieu de se laisser bousculer par l’opposition, la majorité aurait pu l’ébranler sur ce terrain : défendre une conception biologique de la famille, ce n’est pas renouer avec un familialisme traditionnel ; bien au contraire, c’est saper les fondements de l’ordre sexuel en substituant à l’ordre social du mariage une vérité biologique supposée.
Il n’est pas sûr que les conservateurs aient mesuré les implications radicales de leur nouveau lexique : en luttant contre le « mariage pour tous », c’est le mariage lui-même qu’ils fragilisent. Mais c’est à la gauche de pointer leurs contradictions, pour qu’on sache si la droite est prête à sacrifier le mariage sur l’autel de la biologisation. L’enjeu est d’importance : en effet, dans le droit, la filiation définit la famille, mais aussi la nationalité. La biologisation contribue ainsi à redéfinir la nation en la naturalisant : c’est le discours de la « souche » ou du « sang », dont on sait qu’il est au principe d’une racialisation de la nationalité en France aujourd’hui. Ce n’est donc pas un hasard si l’extrême droite s’est ralliée à la « famille biologique ». À la droite de dire clairement si elle souhaite communier dans pareille folie. Quant à la majorité, si elle se veut républicaine, à défaut d’être de gauche, elle a le devoir de résister, en matière de famille comme pour la nationalité, à toute biologisation.