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Billet de blog 17 juin 2011

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Commune de Paris 1871

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pacifique (à paraître le 27 février 2012) 

II

21 mai 1871, en métropole

PARIS SE SOUVIENT DE L’INCURSION, l’année dernière, des Prussiens juchés sur leurs chevaux aux sabots vernis. L’aigle impérial n’a fait qu’une bouchée du coq gaulois. La paix franco-allemande est signée. Le gouvernement réfugié à Versailles. Le chancelier Bismarck encourage aujourd’hui la mise à genoux des internationaux de la Commune, pour l’heure plus nationalistes que la droite versaillaise. Il ouvre à cet effet les stalags et aide à la recomposition de l’armée française avec les prisonniers libérés. Adolphe Thiers consent à tout. Réduire Paris qui s’insurge contre les capitulards, y entrer en maître, recevoir les honneurs, gouverner sans plus d’entrave une France vendue à l’ennemi abonde dans le sens de son dessein. Thiers veut tout sauf l’avènement de la grande menace, le socialisme.

L’abolition d’un moratoire sur la hausse des loyers a ruiné trois cents mille parisiens, la température a chuté de quinze degrés sous zéro à Noël, l’hiver emporté trois mille cinq cents d’entre eux par semaine puis vinrent les bombardements à raison de quatre cents projectiles par jour. Pour n’avoir pas voulu piller la Banque de France ainsi qu’ils en avaient le pouvoir, les Fédérés ont vécu sur des réserves insignifiantes mais les plumitifs à la botte font toujours rimailler dans leurs journaux pillard et Communard. Et avec quel luxe de détails inventés ces gratte-papiers stigmatisent l’épouse, qui devient une odieuse pétroleuse, le lignard retourné contre Versailles refusant d’arroser la foule désarmée, ce monstre sanguinaire, ou la meilleure des mères travestie en pierreuse d’enfer tapinant scandaleusement sur les fortifs. L’ère politique et sociale inédite qu’entendent inaugurer les Communards est une idée fumeuse passée par on ne sait quel alambic à leur cerveau ensauvagé. Les canons hissés sur les hauteurs de Montmartre et Belleville qu’ils refusent de retourner à la France par crainte de les voir tomber dans l’escarcelle de la Prusse sont entre leurs mains hasardeuses des jouets explosifs. Ces indécrottables sectateurs profitent de la défaite pour distiller leur doctrine nauséabonde. Assiégés sans relâche ils sont atteints au dernier degré de fièvre obsidionale.

Ils délirent… 

Les arbres du bois de Boulogne sont abattus. Saint-Cloud ressemble à Pompéi, qui n’est plus que ruines depuis la guerre avec la Prusse. Perchée sur le Mont Valérien la société huppée applaudit en ce dimanche du 21 mai 1871 à la percée de l’armée du maréchal de Mac-Mahon, du côté du bastion 64, au Point-du-jour. Quand de nouveau l’Arc de triomphe est pavoisé de faisceaux tricolores, ce sont concerts de sifflets et jets de haut-de-forme.

Un tiers des effectifs du maréchal qui a bâti sa carrière en Algérie est réservé pour les perquisitions et le désarmement. Les opérations de ratissage et la chasse à l’homme surtout sont la besogne essentielle de ces artisans du crime, pour la plupart des ploucs dans le crâne desquels tout peut entrer. « Les communeux te couperont en rondelles avec tes fils, partageront tes biens, surtout ta femme et tes filles dont ils feront leurs catins ! »

À rebours de la course du soleil les cinq corps d’armée de Mac-Mahon, cent trente mille soldats et cavaliers, marchent vers cinq mille Bavarois stationnés de la Marne à Montreuil qui se contentent de bloquer les fuyards. La consigne du kaiser est formelle : non intervention dans les affaires politiques intérieures françaises, la France mettra une génération à se remettre de la guerre intestine qui la gangrène. Et l’air de Paris vibre au son du tocsin battant le rappel des Fédérés pour la défense des grandes places fortes du centre, du sud et de l’ouest parisiens.

L’ingéniosité de certains chefs de la Commune prouve par l’exemple toute la besogne qu’on peut abattre avec un peu d’organisation. Mais ils sont rares et d’organisation, il n’y a plus. On refuse de quitter sa rue quand le quartier voisin agonise. Au moment où le peuple a le plus cruellement besoin de dirigeants clairvoyants, d’un plan concerté et d’une action militaire cohérente, le comité de Salut public communaliste fait le choix mystique du mot, placardant sur les murs une proclamation extravagante et lyrique en appelant à la seule énergie révolutionnaire du peuple.

Il en a.

Mais l’autorité des chefs vole en miettes, la défense des barricades est abandonnée à l’imagination. Elles sont le mythe révolutionnaire, elles tombent ainsi que des rangées de dominos. Et le petit peuple, c’est la coutume, boit le bouillon. Manquant d’expérience militaire il attendait qu’on lui refasse le coup des attaques frontales de 1848, or les Versaillais les prennent cette fois à revers par d’incessants mouvements tournants.

Le lendemain et le surlendemain, nombreuses sont les erreurs stratégiques et les positions fédérées cisaillées. La moitié de la capitale est prise. Mal orientés, sans affût ou sans gargousse, à rien sont réduits les canons de Montmartre pour lesquels on s’était donné tant de mal il y a deux mois. Paris a maintenant deux fleuves, la Seine emportant vers son estuaire les noyés, les flammes qui la remontent en dévorant ses rives de la Concorde au Palais-Royal. On crie : « Balancez les touries ! » Et les bonbonnes de pétrole d’éclater sur la préfecture de Police. Comme elle, les Tuileries flambent, d’où est parti tant de fois l’ordre de massacrer la populace. Le ciel a pris la couleur du plomb fondu, les scories de charbon s’échappent des nappes de feu et précèdent l’avancée inexorable des Chasseurs à pied sautant par-dessus les sapes où étaient embusqués les Communards, grignotant à vitesse constante les rues et les ruelles et les pâtés de maison.

Mais tandis que les Prussiens sont toujours au spectacle sur la terrasse du palais de Saint-Germain, la société versaillaise déchante depuis les hauteurs de Ville d’Avray. Craint maintenant pour ses biens. Thiers, dont la maison place Saint-Georges a été détruite, a les moyens de conclure. Ce Machiavel n’en fait rien. À l’image de sauveur qu’il échafaude patiemment manquent des martyrs versaillais pour justifier les répressions. Il les aura, rarissimes en proportion des exactions de ses troupes, pourtant il les obtiendra. Ainsi, demain, « l’expiation sera complète. »

Mercredi, l’abandon de l’Hôtel de Ville sonne le glas de la Commune et ses grands salons d’apparat éventrés ont le plein ciel pour toit. On voudrait négocier, sans argument de poids on regrette la monnaie d’échange que représentait le trésor national de la Banque de France pour infléchir le cours de l’histoire, peut-être, imposer des réformes profondes sûrement. Et le peuple parisien se sent abandonné. Pire. Trahi.

Nombreuses sont les désertions, l’élite fournit sa quote-part. Des officiers supérieurs troquent leur uniforme à aiguillette contre un vêtement civil, hâtant la débandade. Quelques élus de la Commune se rasent la barbe et la moustache, replient leur écharpe et jettent leur cocarde rouges. Contre une armée de professionnels comptant quatre fois leurs effectifs, les plus farouches tiennent sans autre plan que de tenir.

Et n’attendent plus grand-chose après soixante-dix jours de résistance. Au croisement de forces rarement concordantes dans l’Histoire, ils se savent au pinacle de la lutte contre la collusion bourgeoise-aristocrate et se demandent inquiets ce qu’il adviendra de l’élan spontané du 18 mars, du désir fol de justice, des semailles de la Révolution et de l’héritage de la Commune.

La nouvelle s’est répandue jusqu’aux limites des remparts que les brassards tricolores massacrent à tour de bras. Ne respectent pas le drapeau de la Croix-Rouge de Genève. Ne font pas de prisonniers. Posséder une montre, c’est être fonctionnaire de la Commune. Avoir un homonyme célèbre chez les Communards est tout aussi mortel. Arborer l’uniforme des Sapeurs-Pompiers dont certains, de province, se sont portés volontaires pour sauver la capitale des flammes, c’est en être. Être vieux, c’est avoir commis la Révolution de 1848 et pour cela supporter une responsabilité plus grande que les autres fanatiques. Combien de passants au mauvais moment dans le mauvais endroit ? Sur les corbillards chargés de la dépouille des habitants il arrive qu’on tire à vue. Qui aurait cru possible de tuer un homme plusieurs fois ? Tour de passe-passe, les soudards résolvent l’impossible. Protestant de leur innocence, des sympathisants du régime de Thiers ressemblant de près ou de loin à des figures de la Commune sont fusillés sans sommation. La suspicion est dans tous les yeux. Plusieurs Versaillais, en divers points de la capitale, croient avoir tué le fameux Jules Vallès. Puis les soldats remplissent le havresac qu’ils portent à dos. La détrousse suit le crime. Les Communards sont avertis.

Ils se battront avec panache, se vengeront par avance, mourront crânement jusqu’au dernier.

Le lendemain, les canonnières d’Austerlitz changent de mains. Le drapeau rouge ne flotte plus sur la colonne de Juillet. La Bastille est prise par les Versaillais. Les Communards refluent. Parmi eux, Camille Malaterre, un journaliste lyonnais couvrant tout d’abord les événements mais qui, incapable de laisser le train de l’histoire partir sans lui, s’est engagé aux côtés des insurgés. Et Malaterre de défendre aujourd’hui pied à pied la Ville où il n’était jamais monté, ainsi que Sid Ahmed, un Algérien pour qui avant l’hiver elle n’était qu’une vague idée.

Et les canons versaillais de continuer à labourer le pavé parisien. De mémoire d’historien Paris n’avait ressemblé à un tel champ de bataille. Des quartiers entiers sont en ruines. Le drapeau tricolore vole au vent sur l’Opéra. Les munitions sont rares, la plupart des barricades enfoncées, les communications rompues. Il n’y a plus de chien dans les ruelles. Paris suinte le chaos et la misère. Le rat, le pain de craie et la peau de cuir composent l’ordinaire. Les minots tenaillés par la peur et la faim ne suivent plus l’école obligatoire et laïque qu’on venait d’inventer. Les plus jeunes remplissent des sacs de terre pour les barricades, les plus grands rechargent les fusils dont ils refroidissent à l’eau le canon brûlant.

Mis au poteau un gamin, faubourg du Temple, a demandé trois minutes au chef du peloton d’exécution pour porter à sa mère sa montre d’argent, afin qu’elle ne perde pas tout. Pas moins humain qu’un autre, le soldat a accepté. Le gamin a tenu parole, il est revenu. On a suivi les ordres, on a tiré.

Les mères des petits poulbots, elles, se sont faites barricadières. Ce sont des ouvrières, des lingères, des blanchisseuses, des modistes ou des matelassières qui se jettent à corps perdu dans le mouvement révolutionnaire. Alors que les consciences vacillent, elles supportent les chancelants. Après six mois de souffrance, six semaines de lutte, la semaine est sanglante mais elles réclament encore la guerre à outrance. Reculer ? Jamais. L’heure suprême a sonné pour le peuple et les bourreaux. La Révolution ne sera pas lettre morte. Elles étaient cantinières ou ambulancières, et maintenant soldates, autant de Libertés guidant le peuple. Du côté de la place Blanche elles sont un détachement de cent vingt avec Louise Michel qui bloquent Clignancourt, prêtes à défendre la chaussée avec les dents. Et elles payent le sang au même cours que les hommes après avoir revendiqué les mêmes droits.

Harassés par les interminables combats de rue, le sifflet incessant des obus et la plainte accablante des mourants sur les civières, il n’y a plus de temps pour le deuil. Pourtant, dans le défenseur le plus modeste, chacun pleure cette part inaliénable de l’âme de la Commune allant sa pente en lambeaux. On ne vit qu’une fois, on peut vivre libre. La mort ne frappe qu’une fois, ils espèrent qu’elle les trouvera dignes.

En cinq jours de cataclysme général et de nuits apocalyptiques, les pantalons rouges reprennent aux insurgés les trois-quarts du dernier bastion de la Patrie. On dirait la fin d’une ville, mais c’est la fin d’un espoir… 

*

Au soir du 26 mai 1871, Paris n’est plus qu’un rectangle de liberté chagrin défendu par trois mille Fédérés. Seuls dans les XIXe et XXe arrondissements assiégés flottent encore les drapeaux couleur de cerise. Et noirs. Réfugiés sur les hauteurs des Buttes-Chaumont et de Ménilmontant, le petit reste des Communards fait face.

Les bourgeons ont longtemps refusé au printemps leur éclosion et côtoient les arbres calcinés. Parmi les chênes du cimetière du Père-Lachaise, les crucifix pointent au ciel plombé. Tels des troncs sans tête, les épaules moussues des pierres tombales se détachent sur un horizon avare, filet de lueur altérée suivant le mur d’enceinte. Bientôt, la brune anémique est effacée sans à-coups par la nuit qui s’impose, et la capitale battue par une pluie droite comme les fils d’un métier à tisser.

À l’abri des hallebardes, Camille Malaterre bourre son brûle-gueule dans un caveau crucifère délabré. Un court foulard rouge, l’œil ironique, une moustache poivre et sel jusqu’à la commissure des lèvres et un sourire mutin. Il a sauté le mur il y a quelques heures après avoir défendu les quartiers est de la Bastille, ainsi que Sid Ahmed à ses côtés protégeant des bourrasques un feu. Y chauffe une soupe d’orties. Sid Ahmed est grand, taiseux comme un ossuaire et sec comme un cotret. De ses gestes harmonieux et lents se dégage une grâce, pourtant quand il marche, il claudique. Ancien berger il était du 1er Tirailleurs algériens. Il a combattu à un contre vingt sous le général Douai pour conserver Wissembourg, c’est là qu’il a été blessé. Présent encore en première ligne pour la défense de Paris, ce coriace a rallié la Commune avec une poignée d’Algériens réfractaires. C’était peu après le jour où le gouvernement français tint la chandelle pour la proclamation de l’Empire allemand, en plein hiver dans la galerie des Glaces, au bouclard de Versailles.

Malaterre vient lui aussi du sud, plaisante-t-il, de Lyon où la Commune a été écrasée et où il a troqué la plume du journaliste pour le canon du chassepot. C’est une caboche qui pousse l’idée en bougonnant, Camille. Une force en marche, une locomotive bâtie pour entraîner des tonnes, un zigue dont la nuque manque de souplesse et qui donne tout à l’avant.

Les idées errent dans l’Éther comme des âmes en peine à la recherche du corps propre à les épouser. Il y a trois mois, Malaterre et Sid Ahmed étaient étrangers. Le même élan, la même foi soude aujourd’hui les deux camarades qu’hier tout séparait.

Sid Ahmed tire d’une bourse des épices et les saupoudre sur l’eau de pluie. Malaterre, accoté à la paroi, se détache du vitrail ruisselant où l’Archange terrasse vaillamment le Dragon. Il allume son fourneau, relève sa casquette de Fédéré pour dissiper le tabac et salive à la mine un crayon, puis il croque l’Algérien, force une ligne, tente de lui attribuer un âge sans sa barbe en cédille au menton. Quarante ou comme lui quarante-cinq ans ? Sid Ahmed ne sait pas.

— On n’y voit goutte citoyen, lance-t-il de sa voix rauque.

« Plus qu’un signe de reconnaissance un attachement à l’humanité élevant le partisan au même rang bien qu’on ne puisse parler de rang chez nous, la Commune est à tous. » Malaterre ajoute que le citoyen c’est le frère, plus l’organisation sociale. « Et demain nous vaincrons. »

Malaterre clappe son carnet à notes et à dessins et détourne le regard. Les privations inscrites sur le corps du compagnon de lutte annoncent en creux la défaite victorieuse, celle des esprits des siècles de fraternité en avant de leur temps.

— Bois ! répond Sid Ahmed qui lui tend une timbale de fer fumante – il prend position derrière les forges rouillées pour assurer son tour de surveillance – Tes pensées font trop de bruit.

Sid Ahmed a compris que Malaterre n’y voyait plus assez pour faire le guet et Malaterre qu’il doit, malgré les troncs d’arbre en barrage, étouffer le feu pour ne pas tenter davantage l’ennemi. Ainsi communiquent-ils de biais, à demi-mot. Cela suffit.

Sid Ahmed doute d’une nouvelle tentative  d’intrusion pour les heures à venir, mais… Il surveille scrupuleusement l’enceinte enfichée dans le charbon, discerne la barricade arc-boutée à la porte principale quand l’œil ordinaire est perdu dans l’informe et le fuligineux. Il y a une heure, trois ombres ont tenté les parapets, au lieu de « Bouchotte-Belleville » un imbécile a marmotté en réponse à Malaterre « Vive la Commune ! » Une ficelle, grosse. Trop. Sid Ahmed était en joue. Pour ses châsses, la nuit n’est jamais assez noire. Les trois faux Communards en ont fait les frais et le cadavre de l’un des Versaillais, avec ses guêtres blanches, pend en équilibre sur le mur d’enceinte pour avoir délivré le mauvais mot de passe.

Alors que se lasse la nuit Sid Ahmed polit, machinal et peut-être pensant à l’Algérie, la crosse de son fusil. Prolongement fidèle de son œil, il ne pourra guerre être mortel plus qu’une vingtaine de fois. Il reste à Malaterre douze balles à tout casser. N’ayant plus le temps d’établir des parados, les servants tiennent le haut plateau avec quelques canons cul-à-cul. Ces prolixes artilleurs, pourvoyeurs généreux de la Faucheuse, craignent maintenant de gâcher les boulets. Quelques-uns fourbissent des revolvers, ils feront de convenables matraques. Un lignard tâte une poignée de clous au fond de sa poche, elle servira à garnir son biniou… Bah ! Ce dernier pétard f’ra au moins un peu d’ barouf !…

Au-delà d’une allée, un vieillard sans godillots fouille à tâtons la mousse au pied des arbres à la recherche de champignons. Veut bien crever mais pas la dalle et il se rit des balles et de la pluie, un vrai môme. Parmi les Deux Cents du Père-Lachaise il y en a quelques-uns. À la louche le plus jeune a douze ou treize ans et il est orphelin. Sa clarinette est plantée en terre par le canon comme pour faire pousser le plomb et puis avec c’te foutue sauce l’étoupe est d’toute façon foutue. Il ne sait rien de la peur, il n’a pas eu le temps de l’apprendre, il se prédit que sa dépouille fera le plus court des chemins pour être fossoyée et que ça ne traînera pas.

Sous la ramure on tue le temps mauvais. Les conversations roulent sur la politique, on invective les polichinelles du gouvernement, on vitupère contre la Gauche et ses reniements, on voue aux gémonies les fossoyeurs de la République… On pense à cette société égalitaire dont on vient de poser les bases. À toutes ces inventions, les coopératives, l’autogestion. Alors on s’inquiète aussi pour les siens, forcément, et autour d’un quignon de pain on s’invente des festins fraternels et des tables sans miséreux. Projets anachroniques, chimères. Il y a même des rires envolés des bosquets. On vit, quoi. Plus que jamais.

Soudain, la nuit se tait…

Une complainte s’élève quelque part, une femme fredonne un air d’une voix pure, on prend le murmure en route, il va crescendo. Il est question de fruits d’amour tombant sur la feuille en gouttes de sang Mais il est bien court le temps des cerises

Malaterre ne chante plus, Sid Ahmed caresse sa barbe, ému. Il a cessé de pleuvoir avec l’aurore. Il flotte dans l’air cette odeur évanescente et fraîche des sous-bois mêlée à un indéfinissable parfum de source. Goûte cet instant de paix, ami… L’ennemi n’a rien tenté de la nuit.

Et puis, dans le brouillard épais, un brouhaha familier aux oreilles des Fédérés annonce la ration du jour.

Le roulement du tambour…  

Les pavés vibrent telles des dents mal emmanchées dans leur logement. L’écaille des rues file la tremblote aux pièces d’artillerie halées par les soldats de la Garde nationale. Ils vibrionnent, contournent les barricades ou font libérer par la population apeurée les passages obstrués, suant comme des bœufs. Le temps a brusquement changé. La température grimpe. Des tirs d’obus embrasent des immeubles entiers, tout proche. Les Communards allument des contre-feux pour empêcher l’avancée des nationaux. Et des troupes neuves jaillissent des artères du quartier dans un bourdonnement de ruche.

Au nord, les Versaillais s’emparent de Pantin et de ses trois bastions. Le XXe arrondissement, de tous côtés, est investi.

Les Gardes nationaux longent le Père-Lachaise avec des échelles, les installent, y montent. Quand ils entreprennent de créneler la muraille, leur crâne dépasse et casse telles ces pipes d’argile qu’on pulvérise dans les fêtes foraines.

Les avant-trains dételés on cale les affûts, on règle les bouches d’obus puis on les décloue. De temps à autre les Versaillais sont freinés par une échauffourée. Des francs-tireurs isolés s’offrent le bouquet final et distribuent leurs pruneaux d’une tabatière à la volée.

— Pour nous déloger, ça sera coton !

Quand c’est fait, on les défenestre ; de bonne guerre. Tout Paris n’est pas à la Commune, loin s’en faut. Même les voisins n’y ayant pas pris part sont comme partout embarqués dans le flot des vengeances. Et les Gardes mobiles gorgés d’absinthe franchissent un degré dans l’horreur, exécutent de mille et une sales manières, outragent les morts, déroulent leurs entrailles, leur crèvent les yeux, accouplent les cadavres en des poses indécentes. Malheur à qui, en cette fin de matinée, n’exhibe pas son brassard ou le drapeau tricolore au porche de son foyer, garanties incertaines contre les répressions signalant la fin proche des combats…

Au bout des préparatifs, midi est sonné. Et le Père-Lachaise corseté.

En position sur les toits des immeubles voisins, les guetteurs scrutent le cimetière, transmettent le résumé fidèle de leur jumelles aux supérieurs et, d’échelon en échelon, il atteint le monocle prêt à pousser ses pions sur une carte de campagne. Vue d’ici, la petite ville mortuaire est paisible et cache sous la sylve les signes d’activité. Les Communards, soldats brouillons, se sont donné le mot. Pour une fois ils font preuve de discipline. Leur unique avantage tient au terrain.

— Encore faut-il, dit l’un d’eux, que les camarades sauvent le plateau sinon c’est le revers, le casse-noix, avant l’heure la bouillie.

Le temps est traître aujourd’hui, la pluie nocturne au moins servait de rideau. Et puis de l’autre bord on a sûrement une idée juste du nombre d’insurgés par le rapport des espions infiltrés jusqu’à la semaine dernière, alors ils se dissimulent sous leurs blindes de fortune, sommaires branchages, patientent, ne parlent plus.

S’économisent pour le dernier coup de rein…

Les obus fusent, encore.

Au terme d’un combat acharné les canons de Montmartre sont retournés contre Belleville et les Buttes-Chaumont. La précision des tirs menace de réduire les canons de la Fédération avant l’épuisement des réserves. Assez ! La bannière unie de la Révolution est hissée plus haut. Les servants du Père-Lachaise ne barguignent plus. Quand on sera à court, et bien on chargera les cylindres avec des cailloux. Et ils poussent les obus au refouloir, enflamment les gargousses. La poudre grésille. Les Communards tirent à boulets rouges. Des sépulcres soufflés, des morts, pas trop chez les Deux cents, des canons versaillais détruits.

De nouveau, le silence…

Il est seize heures. Les Buttes-Chaumont sont tombées, et leurs cinquante canons.

Quelques accros sur les remparts du Père-Lachaise, pendant quelques minutes rien de concluant. Stupéfaite par la résistance acharnée des Communards, l’armée n’a pas osé livrer tout son contingent à la furie. L’opération patine, cafouille. Les Versaillais ont le feu et le nombre, les Fédérés ont le feu sacré. L’État-major, lui, s’échauffe. Il a une revanche personnelle à prendre contre cette populace qui prétendait abolir l’armée permanente au profit de l’armée du peuple. Et puis au ministère de la Guerre on est sur les dents.

En Algérie, la révolte des tribus bat son plein malgré l’apport supplémentaire de soldats et la mort du vieux chef Mokrani près de l’oued Soufflat. Alors cent trente mille hommes et ces canons juste pour quelques Peaux-Rouges à Paris, c’est cher payé quand on a tant besoin de ressources sur le front algérien.

Les Communards pourraient tenter cette nuit une percée désespérée. S’ils font fi du boulet, on viendra à la balle et s’ils n’y viennent pas, on ira les chercher au couteau. Ce soir, ils doivent tomber.

Ils tomberont…

Un gamin de quinze ans retardait à lui seul un peloton de l’armée depuis des heures en gare de l’Est, mais le petit voltigeur a fini par prendre du plomb au front. Le temps se couvre. Les coups de feu qu’on tire, vers le Faubourg du Temple, sont un couplet auquel les retranchés du Père-Lachaise aimeraient ajouter leur refrain, histoire au moins d’épauler les copains. À défaut quelqu’un crie :

—— Belleville tient !

Bien.

Mais qu’en sait-il ?

Rien.

Brusquement il pleut à verse et c’est le tonnerre concerté des batteries versaillaises. La partie haute du porche du cimetière est arrachée. Il est dix-huit heures. En avance d’une journée sur la Pentecôte, des langues de feu embrasent les taillis et les fourrés. Un boulet décapite le toit d’une chapelle proche de Sid Ahmed et de Malaterre, deux autres suivent, il ne reste qu’un éboulis du monument funéraire. Une salve supplémentaire et la barricade condamnant l’entrée ouest est ventilée. Deux brigades massées sur le boulevard se déploient, les soldats de la Garde nationale s’engagent.

Ainsi que, nez à nez, la bataille du Père-Lachaise.

Sid Ahmed s’extrait du caveau et le contourne, auréolé d’un panache de fumée. Malaterre le rejoint, l’oreille sifflée par la déflagration. La terre accidentée et la végétation ménagent de dérisoires échappées. Le berger foule ses montagnes, le soldat du 1er Tirailleurs les plaines de Wissembourg. Utiliser ce labyrinthe pour rééquilibrer le nombre, comme au front, tirer parti du terrain pour compenser cette patte folle. Tuer les soldats du camp d’hier, des copains peut-être. Qu’importe ! Rien n’est plus provisoire que les alliances. Être mobile à l’extrême, en éliminer un maximum.

Sid Ahmed et Malaterre prennent le temps d’un signe. La Révolution leur doit bien ça. Ils ont choisi ce qu’ils sont dans cette époque troublée et savent depuis leur engagement qu’une issue heureuse était hautement improbable.

El baraka, Malaterre. C’est ça, Sid Ahmed, la chance soit avec toi…

Ils se sont dit ça tant de fois qu’ils n’ont plus qu’à le penser.

Il faut compter avec les meilleures gâchettes de Versailles en soutien de l’assaut. Les arpètes livrent aux tireurs postés sur le mur d’enceinte une arme pleine, ils la rendent délestée. Les Communards sont encagés dans une fosse où le crépitement continu de la mousqueterie tresse un quadrillage serré. L’efficacité des tirs croisés a beau être contrariée par l’enchevêtrement de la nature et de la pierre, le feu nourri concentre cependant, inéluctable, les lions vers le centre du cimetière.

De quart d’heure en quart d’heure, l’avantage est au parti de l’ordre. Thiers n’a jamais été si près de la joie : en finir une fois pour toutes avec le socialisme.

À tous les accès maintenant, c’est le bastringue. Une poignée de Fédérés jaillit des fourrés. Ils hurlent à la charge tels des génies trop longtemps encapsulés et, baïonnette en avant, leur fusil est aussi long qu’ils sont grands. L’un d’eux n’a que le drapeau rouge en sautoir contre les tricolores. La sanction est sans appel. À ce point de l’engagement, impossible de renverser la vapeur. La lutte des insurgés se double d’un combat intime. Meurs comme tu voudras ! Ceux-là, devançant le moment fatidique, n’en pouvaient plus de lanterner ou bien, à tout prix, ils voulaient partir ainsi qu’ils avaient vécu.

Crâne et debout.

Malaterre entend la voix de la femme dont la complainte avait recouvert au matin le cimetière d’un voile de poésie. Elle surgit d’une sape, porte le bonnet phrygien. Elle encourage, lit l’avenir :

— Courage, la Sociale ! Mourir pour mourir, mieux vaut ici qu’à Cayenne !

Elle chute, foudroyée.

Pour s’être si souvent frotté au feu, Sid Ahmed a acquis, lui, une forme de science des situations critiques. Il n’éprouve pas l’exaltation des Communards, soldats de l’idée plus que du fusil. Aidé par les arbustes en fouillis, il juge plus urgent d’ajuster les élites – gradés ou tireurs -, de laisser à ses compagnons des cibles plus grossières. Tenir le plus longtemps, être méticuleux jusqu’au bout, ne pas se gaspiller c’est sa façon d’aimer la Cause. Cinq fois il fait feu, cinq fois il fait mouche, cinq fois les places vides sont à nouveau occupées.

Lui reste une dizaine de balles.

Un pauvre friselis rabat la détonation des batteries des Buttes-Chaumont, mais ce ne sont plus les Fédérés qui président à la manœuvre.

Puis le rythme des tirs s’essouffle dans le cimetière. Bientôt, les canons du Père-Lachaise sont muets.

Sur le boulevard, les pantalons rouges ont ménagé une tête de pont. Des hommes couvrent la seconde ligne, qui entre protégée par des pièces de bois. On a beau tirer dans le tas, il en calenche et le nombre croît.

Et les Versaillais progressent de sépulture en sépulture, puisent à l’envi les cartouches dans leurs gibernes saturées. Côté Commune on riposte decrescendo.

Le jour, lui, s’étiole.

Du ciel lessivé tombe des trombes. La pluie ruisselle sur le buste de marbre des hommes célèbres. Ardents sont les combats devant celui du père Balzac.

On lutte à présent un contre trois, cinq, dix. Qu’un Communard tombe, le prochain sent la corde et la gueule de la trappe. Il faudrait être Atlas, mais les épaules manquent. Bon sang qu’il est dur à présent de supporter le poids d’un tel mouvement !

Solitude. Ô !…

Les adversaires resserrent l’étau. À moins de cinquante mètres des groupes les plus compacts, ils sont prêts d’arracher à la racine le chiendent. Les Communards retranchés se font davantage mobiles, tentent de gagner du temps. Comment Sid Ahmed parvient à contourner l’ennemi c’est sa cuisine, et un mystère. Tous ses coups ont porté.

Lui reste six balles.

Malaterre envisage le plateau avec fatalité, ayant rendu réponse aux questions qu’il pourrait encore se poser. Il y a les cris singuliers du corps à corps, là-haut. Les râles suivent. Quand il s’y hissera tout sera fini. Où alors mourir ici, pourquoi pas, sur la tombe de la petite Marie Mandrin ? Qui était cette gamine de neuf ans à peine au temps de Napoléon sous sa couronne de porcelaine ?

Un tenace sait Malaterre dans cette zone de massifs. Malaterre, détaché, comprend la méthode de l’ennemi, la trouve vicelarde mais se corrige. Il ferait pareil. Pas de noblesse dans l’art de crever son prochain. Le combat à la loyale, un leurre, et seule importe la victoire.

Reste quatre balles à Sid Ahmed.

Le lignard canarde de gauche à droite et vice versa, puis remonte sa ligne de tir. Prudent, il fait de la verdure une dentelle. Malaterre n’a pas encore riposté quand il s’ouvre une meurtrière dans le feuillage alors que le tir s’est écarté. Le Versaillais qui opère du côté du caveau où ils ont passé la nuit marque une pause, épie, se lève convaincu de son succès. Malaterre épaule. Chassepot contre chassepot. Atteint simultanément au bras et à la tempe, le Versaillais s’écroule.

Une signature. Mais c’est Sid Ahmed qui vient de l’abattre.

Malaterre suit la direction du tir. À l’opposé du caveau, Sid Ahmed est genou à terre sur un tertre et, pas loin, le benjamin du Père-Lachaise totalement exposé.

Le dernier plomb de l’Algérien.

Un monceau de muscles se rue sur le gamin venant de soulager son arme gagnée sur un mort. Il a tué son homme. Il n’aura pas le temps de recommencer et puis il tremble, il sent son heure, fasciné par cette viande venue au monde pour cette rencontre brève, définitive.

Sid Ahmed recharge son fusil, quitte l’abri du mausolée sous l’œil de Malaterre et pointe, prompt et précis. Son ultime balle stoppe le molosse. Net.

— Sauve-toi d’ici ! Il ordonne, secoue, imprime l’élan et lui arrache sa cocarde rouge.

Le môme obéit.

Le soldat s’effondre tel un tronc qu’on abat. Derrière lui, la vague versaillaise envahit le Père-Lachaise à la vitesse des grandes marées d’automne. Un peloton fond sur Sid Ahmed. Son chassepot n’est plus d’utilité.

Il l’abandonne…

Des fusillades comme des hoquets chez les Fédérés, maintenant. En sus des tireurs d’élite, des centaines de pions de la Garde nationale mobile à la manœuvre hâtent l’hallali. Le môme profite qu’ils ont quitté leur poste et se trisse vers le mur d’enceinte côté de la Nation. 

Sid Ahmed ôte sa vareuse.

La pose à terre avec les insignes du 1er régiment de Tirailleurs, sa gloire hier.

La dispose selon le rite, s’agenouille…

Baisse humblement le front.

Indifférent au monde qui l’entoure, peu lui importe le visage que revêtira le trépas. Il psalmodie pour la dernière fois les prières de louanges mille et mille fois offertes par ses ancêtres à Dieu…

Et l’on s’explique à présent au couteau sur les tombes et jusque dans les ossuaires.

Malaterre n’a plus de cartouche. Il aurait préféré mourir avant la boucherie. Avant d’assister impuissant au spectacle des soldats de l’armée plantant leur étendard dans le dos de l’ami communard.

Il ne reste plus, avec lui, que cent cinquante-huit Fédérés vivants. Dans quelques heures, la ville tombera, et ce sera l’écroulement d’un monde.

Tandis que l’enfant disparaît dans les premiers lambeaux de la nuit, Camille Malaterre s’évanouit, assommé par un tir à la tempe qui manque de lui emporter l’œil. Bientôt, les soldats mettent la dernière main à leur besogne dans le grand silence des fins de bataille.

—  On fait quoi de celui-là, sergent ? demande un Versaillais en remuant le corps de Malaterre du bout de sa botte. On le met avec les autres pour être fusillé ?

—  Laisse-le, la vie choisira. S’il est pas crevé demain, il sera fait prisonnier. 

Et les ténèbres remplissent leur office, mouchant le cimetière du Père-Lachaise de leur éteignoir...

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