Traduction par mes soins d'un texte de ce jour d'Erri de Luca sur le site de sa fondation :
Le plateau
Il y a cela de nombreuses années j'achetais pour ma table un plateau, tournant.
J'y mettais le sel, le poivre, l'huile, le vinaigre et le pain. Mon père le tâtait à la recherche de ce qui lui servirait. Ainsi il ne devait pas demander continuellement quelque chose, interrompant les conversations. Le plateau tournant lui permettait de faire de lui-même.
Pour ce qui est du vin, j'y pensais moi, le versant dans son verre presque jusqu'au bord ainsi qu'il aimait. Ma mère m’arrêtait le bras dans une tentative mécanique de réduction, qui n'avait pas d'effet. Avec le vin avalé mon père dormait bien et certainement qu'en rêve il voyait correctement.
Hors de table, il n'avait pas pris la mesure de l'espace aux alentours.
Il dérapait, heurtait, ne trouvait pas ce qu'il cherchait. Je l'entendait fouiller, alors seulement j'allais demander.
Ses rétines étaient déchirées avec des trous.
Je ne l'ai pas entendu se plaindre de la cécité.
Il m'a transmis les livres, son envie de lire, touchée et sombré dans le noir.
Il riait de ses erreurs. Il suivait maman au marché, qui parfois se détachait de lui. Alors il lui arrivait de prendre le bras d'une inconnue, la faisant sursauter de peur. Lui aussi tressaillait, plus épouvanté que la dame. A la maison il en riait.
Je ne sais pas si j'aurais le temps de devenir aveugle. Je sais que je ne serais pas aussi capable que lui.
Je regarde le plateau de bois qui est toujours sur ma table, lui donne une tape pour le faire tourner, dans le sens antihoraire. Ce n'est pas une horloge et il ne retourne pas à l'heure que je voudrais.
Seulement avec l'écriture je peux.