Le billet intitulé "Qu'est-ce qu'être de gauche" a suscité un nombre important de commentaires qui, de par leur dimension constructive, peuvent nous permettre d'appréhender ce fil comme l'élaboration d'une réflexion collective et stimulante. Plusieurs intervenants ont suggéré qu'une synthèse serait nécessaire et, les plus audacieux, m'ont prié d'effectuer ce travail. Je vous livre donc ici une proposition de synthèse qui pourra être corrigée en fonction des remarques des uns et des autres.
Pour introduire cette synthèse, je me permets de rappeler la caractérisation que j'ai proposée dans mon billet :
Etre de gauche, c'est :
- insister sur les déterminismes sociaux et ne laisser qu'une place résiduelle à la responsabilité individuelle. Cette grille de lecture fonctionne assez bien sur la question du chômage, de l'échec scolaire, de la santé, la délinquance, l'exclusion... De cette problématisation, il s'en suit naturellement un programme de réduction des inégalités.
- faire preuve de volontarisme, concevoir et mettre en oeuvre un projet de transformation sociale. Ce deuxième point semble en contradiction avec le premier mais je pense que la gauche doit conjuguer le "pessimisme de l'intelligence et l'optimisme de la volonté". C'est d'ailleurs toute la difficulté pour la gauche...
- Refuser le tout marché en décidant, sans complexe, que certains biens doivent lui échapper : les services publics traditionnels et la culture en font à mon sens partie.
- Ne pas stigmatiser les migrants et dédramatiser la question.
I. La pertinence de la question
L’intérêt de la question a été interrogé sur plusieurs registres :
A/ Etre de gauche, être à gauche, faire une politique de gauche
Le débat terminologique renvoyait pour partie à l’opposition idéologie/action ou pratique que la création du fil http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/jean-claude-charrie/130209/quel-projet-de-gauche-aujourd-hui a, à mon sens, tranché. En outre, la «formulation « être de gauche » a fait l’objet d’une clarification et nous en avons évacué la dimension morale : être de gauche, c’est bien faire un choix politique qui induit une certaine interprétation et une certaine hiérarchisation des valeurs. Choix politique qui ne convoque pas non plus la Vérité mais s’inscrit dans une vision du monde que nous devons justement expliciter.
B/ Droite/gauche, un continuum ?
Le clivage droite/gauche est en général pensé comme un continuum qui s’étend de l’extrême droite à l’extrême gauche. La pertinence de cette représentation a été questionnée en tant qu’elle génère de fait, des divisions à l’intérieur des blocs qui se font face et la possibilité de caractériser comme droitisant, tout parti se réclamant de la gauche mais se situant sur la droite du pôle radical. Une approche par grande famille politique (les réactionnaires, les conservateurs, les centristes (s'ils existent), les réformistes, les révolutionnaires) permettrait peut-être d’éviter les querelles ayant trait à l’authenticité des engagements. Dans ce cadre, les révolutionnaires ne sont pas plus à gauche que les progressistes, ils sont à gauche mais préconisent des voies différentes pour y conduire la société.
II. Qu’est-ce qu’une idéologie de gauche ?
Idéologie est ici à prendre au sens de récit, de vision et d’interprétation du monde. Il s’agit donc de donner du sens et d’interpréter des faits dont la construction est toujours-déjà guidée par cette vision du monde.
1/ La société est traversée par des conflits.
Une idéologie de gauche se doit d’interpréter le monde social comme un lieu de conflits de différentes natures entre groupes ou catégories sociales. Ces conflits ont toujours une dimension collective et sont générés par des rapports d’exploitation et de domination structurels. Cette interprétation du monde peut s’appuyer sur un socle théorique ou sur la propension à interpréter les injustices individuelles comme des injustices collectives, ce second fondement étant le propre d’une sensibilité de gauche, d’une perception « proto-théorique » qui peut résulter d’un conditionnement social. Quoi qu’il en soit, être de gauche, c’est toujours valoriser la révolte contre l’ordre existant.
2/ Les déterminismes sociaux
« Interpréter les injustices individuelles comme des injustices collectives » c’est insister et mettre l’accent sur les déterminismes sociaux, les inégalités sociales, dons affirmer contre l’idéologie de la méritocratie qui repose sur celle de « l’égalité des chances » que les chances ne sont pas égales, ou que cette égalité est purement formelle.
3/ Vers une anthropologie de gauche ?
La gauche doit se déprendre de la réduction de l’individu à ses comportements économiques, rationnels et égoïstes. L’individu est un animal social, toujours inscrit dans une sociabilité et des relations d’échange, des solidarités. Le concept « d’individu » lui-même doit être remis en cause puisqu’il incarne bien l’individu abstrait, dépouillé de toute appartenance, rationnel… Le concept de « personne » a été suggéré afin de mieux rendre compte de la complexité et de souligner l’appauvrissement et la mutilation qui résultent du découpage de l’individu en « consommateur », « producteur », « citoyen », « conjoint »… Il s’agit donc de se déprendre aussi des conceptions traditionnelles de la « réussite sociale » et de l’épanouissement par la consommation et de valoriser une culture de soi et un rapport convivial (donc non fondé sur la compétition systématique) aux autres et au monde.
III. Que doit vouloir la gauche ?
1/ La transformation sociale…
A rebours des conservateurs de l’ordre existant (ou du désordre existant), la gauche vise à la transformation sociale vers plus de liberté au sens où elle se donne pour objectif d’armer tous les individus pour l’individualisme, c’est-à-dire pour l’autonomie, pour la possibilité de choisir sa vie dans une société libérale. Cela passe nécessairement par plus d’égalité ou par la nécessité de donner corps à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi qu’au préambule de 1946. Préambule qui contraint à ne pas escamoter la question sociale comme ce fut (c’est encore ?) le cas dans les années 80. Les droits garantis viennent incarner la conception de gauche de la solidarité. Les droits sociaux sont les moyens de l’exercice des droits de l’Homme et du citoyen et c’est en ce sens qu’il convient d’entendre l’équité : au-delà de l’affirmation d’un principe, elle doit permettre une véritable réduction des inégalités sociales et l’exercice de l’égalité des droits. L’incompatibilité entre l’égalité des droits et la salariat à fait l’objet d’un échange tendant à imaginer une société d’associés en coopération et en concurrence.
Une aporie demeure quant à la fonction émancipatrice du Droit qu’il s’agit de produire et de transgresser afin d’accompagner les revendications des mouvements sociaux.
2/…pour l’émancipation individuelle...
L’émancipation doit être conçue comme un processus et pas comme un état ou une essence. Cette conception rend bien compte du mouvement permanent, de la tension entre aliénation et émancipation et du rôle de la personne dans ce processus.
Il s’agit donc de permettre à chacun d’obtenir les ressources économiques, culturelles, sociales, symboliques… garantissant la possibilité de son émancipation et de son épanouissement personnel. La question éducative qui ne doit pas être réduite à la question scolaire, est ici fondamentale. Une acception large de l’Education nous contraint à déborder le rôle de l’Etat en impliquant la société (famille, associations, entreprises…) et la personne elle-même dont l’autoformation se doit d’être émancipatrice et non normative… L’émancipation, c’est aussi l’aptitude à se déprendre des normes.
3…par plus de démocratie, plus d’écologie et plus d’imagination.
L’émancipation des personnes passe nécessairement par leur autonomie politique, donc par la possibilité pour chacun de prendre part à notre histoire collective, c’est-à-dire par un approfondissement démocratique. L’’urgence écologique nous contraint à repenser notre rapport au monde et par conséquent, à (dé)penser l’économie et l’homme économique, et se déprendre du matérialisme qui est aussi un nihilisme. Bref, il s’agit bien de refaire le monde, avec réalisme.
Le débat n'est pas achevé et Jean-Claude Charrié poursuit notre réflexion sur son blog : http://www.mediapart.fr/blog/58218