Martine et Jean-Claude Vernier
Le dialogue rapporté ci-dessous a eu lieu à l’occasion de l’accompagnement en préfecture d’un jeune travailleur sénégalais, engagé dans une démarche de régularisation à la suite des grèves démarrées au printemps 2008. Loin des idées complaisamment véhiculées sur les étrangers voleurs d’emplois et d’allocations, il éclaire quelques uns des ressorts de la migration : le poids du devoir sur les épaules de certains ou l’art de faire son miel des miettes que leur laisse notre société si peu accueillante. Cet échange témoigne de l’intelligence, de la noblesse de coeur et du courage de bien de ces travailleurs venus d’ailleurs.Employé dans un restaurant dans les Hauts de Seine, Monsieur S., 35 ans, a participé à un dépôt collectif de demandes de cartes de séjour, suite aux grèves avec occupation organisées depuis avril 2008 par de travailleurs sans papiers, avec le soutien de l’association Droits devant !! et de la CGT. En région parisienne, ces groupes de demandes ont été traitées de façons diverses selon les entreprises et les préfectures. Il y a eu à ce jour un petit millier d’attributions de titres de séjour, certaines par la préfecture du lieu de travail (traitement exceptionnel), d’autres par celle du lieu de résidence (traitement normal). Dans la langue de bois politique, c’est le fameux « cas par cas », par opposition aux « régularisations massives » maintenant interdites dans l’Union Européenne (merci la présidence française). La notion de ‘’massif’’ est toute relative : en Ile de France, environ 1000 régularisations ont été accordées pour environ 2000 dossiers déposés. Or, les travailleurs étrangers privés de titre de séjour s’y comptent par dizaines de milliers.Monsieur S., quel a été votre parcours depuis votre départ du Sénégal ?
J’ai quitté le village en 1997 parce que nous mourions de faim. Je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières, comme vous dites, mais quand je dis ‘’mourir’’, c’est mourir. Deux de mes frères et une sœur y sont restés. J’ai deux familles à nourrir : ma mère et mes cinq frères et soeurs, plus la deuxième famille de mon père et ses sept autres enfants. A la mort de mon père, j’avais 20 ans et ce que je gagnais ne suffisait pas à les faire vivre tous. J’ai donc décidé de partir en France. Etant le fils aîné, je n’avais pas le choix. L’aîné de la deuxième famille de mon père n’avait que dix ans.Pourquoi la France ?
Parce que je parlais français. Après avoir décidé de partir, j’ai commencé à faire des économies ( Soupir ) et à fréquenter des Français, qui m’ont dit que dans le bâtiment, en quelques mois ça allait et que c’était bien pour l’argent. Au bout de trois ans j’ai eu assez d’argent. Je suis allé chez le passeur pour le Mali et je l’ai payé.Vous avez payé cher ?
Je ne peux pas le dire. Je peux juste vous dire que c’était un an de mon salaire d’avant. Je me suis donc retrouvé au Mali, mais mon but c’était la France. Alors je me suis mis à travailler au Mali, dans le bâtiment parce que c’était le seul travail que je pouvais faire sans avoir de formation. Je portais des sacs, je me cassais le dos, mais j’ai commencé à envoyer de l’argent au pays, en continuant à économiser pour repartir. Au bout de deux ans, j’avais de quoi payer un passeur pour la Mauritanie. Mais la Mauritanie a une frontière commune avec le Mali ? Arrêtez de me prendre pour un con ! ( Regard noir ) La frontière est gardée, pas par les soldats, mais par les passeurs. Si vous essayez de passer par vous-même, vous risquez de prendre une balle. Ils n’hésitent pas à tuer les gens, des dizaines par an. Donc je les ai payés et je suis arrivé en Mauritanie. Et ça m’a pris encore deux ans pour passer au Maroc.En payant pour passer au Maroc, bien sûr ?
Bien sûr, Monsieur ! Arrivé au Maroc, j’ai trouvé un travail, pas dans le bâtiment, mais dans un restaurant. Une galère : on n’était pas nourris et quand on avait faim, il fallait payer le même prix que les clients ( Regard brillant de colère ). Comme c’était un restaurant de luxe, en un repas j’aurais mangé une semaine de salaire. Deux ans de Maroc et j’ai eu assez d’argent pour payer un passage dans une pirogue pour l’Espagne.Et en Espagne ?
Là, c’était encore pire. Impossible de rien trouver, puisque je ne parlais pas espagnol. En Afrique, entre l’arabe - parce que je le parle, monsieur - et des bouts d’anglais, on peut discuter, mais en Espagne… Alors là, la galère, surtout que je devais continuer à envoyer de l’argent au bled. Il est arrivé un moment où je n’avais plus qu’à me vendre. Mais je n’avais pas fait tout ça pour être une salope ! Alors j’ai attendu en crevant de faim et finalement un paysan a eu pitié et m’a embauché pour cueillir des pommes. Un an d’Espagne et je suis arrivé en France. J’espérais le bonheur…Le bonheur, en France, vraiment ?
Ah oui, Monsieur ! J’ai vite trouvé un travail, au noir, et deux ans plus tard, une grosse boîte de restauration m’a embauché, avec fiches de paie, même en sachant que j’étais sans papiers. J’ai eu deux ans de paix. Il y a quelque temps, j’ai été membre d’un dépôt collectif. Ma demande était faite à la préfecture du 92, où je travaille. Mais la préfecture m’a dit de la déposer à Bobigny parce que j’habite dans le 9-3. Il faut que je le fasse. Vous voyez Monsieur, si je suis renvoyé au pays, je vais être responsable de la mort de dizaines de personnes. Ma famille ne me dit rien, mais je suis certain qu’ils donnent de l’argent autour d’eux. Partout en Afrique, si quelqu’un a faim on lui donne à manger. Et si je reviens au bled sans rien, ils vont me tuer, d’ailleurs c’est tout ce que je mériterais…Remarque. A l’échelle mondiale, la somme des aides individuelles familiales dépasse de beaucoup le montant de l’Aide Publique au Développement. Au passage, rappelons que la somme trouvée en quelques semaines pour soutenir des centaines de banques indélicates (4000 milliards de $) représente 40 à 50 ans d’Aide Publique au Développement (www.un.org/french/pubs/chronique/2002/numero1/0102p17.html)!
Martine et Jean-Claude Vernier