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Billet de blog 12 décembre 2009

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Lettre à tous les miens et aux autres adultes par Robert CHANUT

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Je mets en ligne la lettre qu'a écrite en juin dernier l'un de mes oncles, Robert CHANUT, natif de Sainte-Cécile, ancien professeur technique en lycée professionnel, âgé de 86 ans aujourd'hui et rescapé du camp de Mauthausen.

A l'occasion d'un concours d'écriture dans sa MARPA de Haute-Saône, "Tonton Robert" (c'est comme ça que je l'appelle depuis mon enfance et je ne vois pas pourquoi je changerais ) a écrit cette lettre.

Souvenir d'enfance, sentiment d'injustice, de révolte et de résistance à la bêtise même institutionnalisée. Depuis que je l'ai lue, je me dis que c'est dans les gênes...

"Récemment, les journalistes de la télé, puis ceux ou celles de la presse écrite, nous ont appris que des enfants de 6 et 10 ans avaient été arrêtés par des policiers, devant leurs camarades de classe, pour être gardés à vue et interrogés pendant deux heures !

Un autre gamin de huit ans est convoqué au commissariat pour une vague histoire de bagarre dans une cour de récréation.

Mais où va-t-on ? Est-ce raisonnable d'en arriver là ? Est-ce qu'il n'y aurait pas d'autres façons d'agir envers de jeunes enfants qui resteront marqués à vie pour des "méfaits" de leur âge !

Pour ma part, je n'oublierai jamais la mésaventure qui m'est arrivée dans ma 10e année.

Oui, dans la vie, certains événements laissent des traces indélébiles dans chaque esprit, des blessures non cicatrisées suite à un immense sentiment d'injustice pour une âme d'enfant.

Dans les lignes qui vont suivre, je vais vous relater de mon mieux des faits datant de plus de 75 ans, mais qui restent présents dans ma mémoire fidèle, comme s'ils dataient d'hier.

En ces années 1930, dans mon petit village de Sainte-Cécile (Saône-et-Loire), les distractions étaient inexistantes.

Aussi, comme tous les garçons de mon âge, j'étais impatient de monter sur un vélo, pour imiter les grands que je voyais passer à toute vitesse sur la route nationale 71.

Mais pour l'apprentissage, il n'y avait pas de petite bicyclette à la maison. Et pas question d'essayer avec celle du père à cause du cadre gênant pour des jambes trop courtes.

C'est donc sur le lourd et déjà ancien vélo de ma mère, sorti en cachette de la grange, que je m'exerçais en empruntant les chemins tranquilles du village. Au début, les pieds étaient plus souvent à terre qu'en appui sur les pédales.

Oh ! que c'était dur de parcourir quelques mètres en équilibre ! C'en était désespérant à la fin ! Et pourtant ...

Arriva un jour pas comme les autres. C'était certainement un jeudi puisque je n'étais pas à l'école. L'hiver était arrivé, dans la nuit il avait neigé et au réveil une fine couche blanche recouvrait le sol.

En matinée, néanmoins, je sortis le vélo de la grange et m'aventurais sur la place du bourg. En culotte courte au dessus des genoux, mains nues, sans foulard ni bonnet, me voilà chevauchant la machine.

Et, immense surprise, d'un seul élan me voici en équilibre sur les pédales actionnant celles-ci par un mouvement régulier, en danseuse bien sûr, tendant les bras au maximum sur le guidon et décrivant de grands cercles sur la place déserte, laissant visibles mes trajectoires dans la couche de neige.

J'étais tellement heureux que je ne ressentais pas du tout le froid, et même je m'enhardissais au point de faire des huits à l'intérieur de mes cercles. Je m'amusais follement et me sentais tout d'un coup devenir grand !

Hélas, ma joie n'allait pas durer longtemps !

Brusquement, alors que je n'avais rien remarqué, trop occupé par mes "prouesses", je m'entends interpellé : "Hé, p'tiot, viens voir là !..."

Levant la tête, j'aperçois un grand gendarme, campé raide sur ses jambes, qui m'attend à la hauteur de la boulangerie.

Je m'avançai, tout tremblant, le vélo à la main, me demandant ce qui allait m'arriver. L'adjudant de la brigade de Cluny était bien connu aux alentours pour son extrême sévérité. Se rendant en mission auprès du maire, il avait trouvé sur son parcours une proie facile.

Que me voulait-il, à moi, un enfant ? J'ai su très vite...

De sa grosse voix, il me demande : "Est-ce que t'as ta plaque " ?

Bien entendu, je ne l'avais pas et c'était le moindre de mes soucis chaque fois que je sortais le vélo. Mais personne ne doit ignorer la loi. Pour rouler à bicyclette, il faut posséder cette précieuse plaque et mes pauvres parents n'avaient pas suffisamment d'argent pour l'acheter...

Ici, je vais ouvrir une parenthèse afin de donner des explications sur cette fameuse plaque, cet impôt inique qui touchait surtout le petit peuple. Cette taxe annuelle sur les bicyclettes se présentait sous la forme d'un petit rectangle d'environ 5 centimètres sur 2, en tôle fine d'un alliage genre bronze aluminium. Sur cette plaque était indiquées, principalement, les initiales RF et l'indication de l'année de validité en relief embouti très visible.

Donc impossible de tricher. De plus, elle devait être normalement visible sur la bicyclette grâce à une bague spéciale coulissant sur la potence du guidon. Mais il était toléré de l'avoir sur soi et ainsi dans les familles qui n'achetaient qu'une plaque, vu son prix important pour l'époque et dont je ne me souviens plus, on pouvait se la repasser, voire la prêter.

Fermons la parenthèse et revenons à mon affaire avec le gendarme qui me demanda : "où qu't'habites ?" Je lui indiquai la maison où ma mère tenait une petite épicerie, à 20 m environ.

Arrivé à domicile, l'adjudant expliqua à ma mère mon forfait, sortit son carnet afin de dresser procès-verbal. Ma mère, prenant ma défense, le supplia en pleurant à chaudes larmes, de comprendre que je n'avais fait aucun mal. Moi, refugié contre ses jupes, je n'en menais pas large, me sentant responsable du désarroi maternel.

Le représentant de la loi n'a eu aucune pitié devant le fait patent du manque d'argent de la maison.

"Il faut payer, Madame !, ordonna-t-il, en rédigeant le pv sans regret. Cette scène pénible me désespérait, ma mère pleurant toujours fut obligée de sortir du tiroir l'unique billet de dix francs qui s'y trouvait. Il ne resta que de la menue monnaie.

Est-ce que le grand homme en uniforme pouvait imaginer un instant la détresse qui s'en suivrait ? Certainement pas ! L'autorité excluait tout humanisme, se limitait à l'application stricte de la loi.

Vraiment je ne comprenais pas dans ma petite tête qu'on puisse réprimer aussi durement une envie d'enfant à imiter les adultes. !

Le mot psychologie m'était inconnu mais je ne pensais pas moins à la supériorité du fort contre le faible, à ce manque de compréhension, à une intransigeance implacable et surtout à une très grande injustice!

En tout cas, je n'ai pas reçu de remontrance de la part de mes parents, "fautifs" eux aussi de ne pas avoir acheté la plaque annuelle.

Mais terminés, les tours de vélo ! Et pour longtemps, par peur du gendarme ! La journée s'est terminée dans une infinie tristesse, j'en suis resté marqué à un tel point que chaque fois que j'aperçois un képi bleu à liserés blancs, je me remémorre mon interpellation de gamin apeuré par le grand adjudant.

En conclusion de mon histoire vraie, je constate qu'en 2009, les méthodes policières n'ont pas beaucoup évoluées. A mon grand regret !

Attention, je ne défends pas les délinquants quelqu'ils soient.

Je souhaite tout simplement que nos représentants de l'autorité soient en connaissance de la psychologie fragile des jeunes enfants, afin d'agir en conséquence, avec dignité et discernement, sans aucun "a priori".

Afin qu'il n'y ait plus jamais de maltraitance, par excès de zèle.

La plaque n'existe plus depuis longtemps. Elle a été supprimée en 1958."

Et puis, en lien, une petite video dans laquelle Tonton Robert évoque d'autres souvenirs , plus douloureux et qui eux aussi suscitent l'indignation, après les années :

http://crdp2.ac-besancon.fr/catalog/sites/france-en-guerre/ressources/temoignages/Chanut.php

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