«Elever ce pays en élevant son langage». Certains avaient pu se moquer quand nous avions cité cette phrase d'Albert Camus lors du lancement de Mediapart. Il s'agissait alors seulement de souligner une ambition : participer à la réinvention d'un débat citoyen de qualité. La scandaleuse émission de France 2, jeudi soir, sur les élections européennes, montre qu'il est plus que temps de réagir à un affaissement de l'esprit civique.
Car Arlette Chabot nous a sans doute offert pendant 2h30 la plus pitoyable émission politique jamais réalisée depuis les débuts de la télévision. Injures, rumeurs, calomnies, ignorance crasse des dossiers, chaos, embryons de débats aussitôt interrompus et mensonges. Notre classe politique aime se moquer de Berlusconi et des émissions ridicules de la RAI : alors nous ne sommes qu'une sous-préfecture de cette Italie fantasmée et moquée par les beaux esprits.
Arlette Chabot, organisatrice de ce stupéfiant «A vous de juger», enregistré jeudi pour être diffusé en léger différé, a tenté de s'écarter du désastre en confiant après coup à un journaliste du Point : «C'est la culture banlieue qui entre dans le débat politique. Tous les coups sont permis.» Outre qu'on se demande ce que peut bien être «la culture banlieue» selon Mme Chabot, la directrice de l'information de la chaîne publique ferait mieux de s'interroger sur l'ineptie de la formule de son émission.
«Le match dans le match» : les grands contre les grands, les petits contre les petits, Mélenchon contre Besancenot, Cohn-Bendit contre Bayrou, Aubry contre Bertrand, Le Pen contre de Villiers. C'est le syndrome café du commerce, commérages et empoignades, combats de coqs et mise en scène. Le tout est censé faire de la pédagogie et de l'audience. Sauf obligation professionnelle, il n'était qu'une réponse raisonnable à un tel dévoiement du service public : prendre la fuite.
Car qu'a-t-on pu voir dans cette mise en scène interdisant de finir toute phrase ou de développer tout argument ? Un Xavier Bertrand assenant un slogan, «la politique de la preuve», à coups de gros mensonges. Une Martine Aubry amnésique quant il s'agissait d'assumer les votes des socialistes au Parlement européen. Un Mélenchon installé les deux pieds dans la vulgarité : «Allez au diable Arlette Chabot !» Un de Villiers délirant. Une Marine Le Pen égale à elle-même dans son rôle de virago poissonnière.
Il devait y avoir sortie de route. François Bayrou s'en est chargé en allant racler les fonds de poubelle pour les jeter au visage de Daniel Cohn-Bendit. A la grosse ficelle consistant à révéler «l'amité» supposée du président du groupe des Verts au Parlement européen avec Nicolas Sarkozy, ainsi que ses déjeuners récurrents sous les ors de l'Elysée, le président du MoDem allait ajouter l'abject en exhumant les accusations habituellement portées par l'extrême droite sur des écrits vieux de trente ans du leader des Verts sur la sexualité.
On peut perdre une campagne électorale par quelques phrases de trop. François Bayrou les a prononcées et perdra sans doute plusieurs points dans le vote de dimanche. Mais le naufrage en différé du président du MoDem n'est qu'un symptôme d'une crise plus large et qui concerne tous nos responsables politiques.
Dans sa remarquable série sur trente années d'élections européennes, notre confrère Jean-Michel Helvig note combien chaque campagne électorale s'est largement exonérée de l'objet même du scrutin, l'Europe. Mais au moins, débat politique il y a eu. Et, à trente ans de distance, le débat entre Simone Veil, Georges Marchais et François Mitterrand en 1979 apparaît autrement intéressant que ce à quoi nous avons assisté hier.
Or en 1979, l'Union européenne n'était qu'une esquisse. Elle est aujourd'hui le premier ensemble économique au monde, le premier espace où se construit un système démocratique sophistiqué, par adhésion volontaire à un corps de valeurs citoyennes et à une culture du compromis. C'est aussi cette complexité, qui est un signe revigorant de progrès démocratique, que nos responsables politiques devraient intégrer pour porter des critiques nécessaires et pertinentes.
En réponse, seuls des slogans, des aboiements et des faux-fuyants nous ont été proposés. Que ces responsables aient pu se faire piéger par une Arlette Chabot elle-même dépassée ne change rien au fond. L'absence de pensée, l'absence de projet, l'absence d'envie d'Europe et le mépris ainsi signifié au citoyen-téléspectateur sont une démonstration supplémentaire de la régression démocratique à l'œuvre dans notre pays.
Car il y avait jeudi une autre «émission» télévisée, diffusée en direct dans tout le monde arabe et dans la quasi-totalité des pays: le discours de Barack Obama depuis Le Caire et son adresse aux musulmans. Un moment d'intelligence, de pédagogie et de respect. Un moment où se traduisait enfin l'ambition portée par la phrase d'Albert Camus.