Dans ce centième billet, je vais essayer de démystifier le livre Le Suicide français qui semble, à en croire ses chiffres de vente, transformer mes concitoyens en moutons courant vers le bord de la falaise, comme si le titre contenait une prophétie auto-réalisatrice. Le passage le plus commenté porte sur un historien remarquable et critiquable... que j'ai été l'un des premiers historiens français à critiquer, dans un livre de 1996.
Plan
1) Que dit Zemmour sur Paxton ?
2) Qu’y a-t-il de vrai ?
3) Qu’y a-t-il de faux ?
4) Que répondent Paxton et ses amis ?
5) Comment se pose en fait le problème du rôle de Vichy dans la Solution finale ?
1) Que dit Zemmour sur Paxton ?
Que cet historien américain, devenu célèbre en France après la traduction de son livre Vichy France (1972) en 1973 sous le titre La France de Vichy, considère Pétain et son régime, en matière de persécution des Juifs, comme « le mal absolu » (p. 88) ; « car pour Paxton comme pour Klarsfeld les Allemands et leur idéologie nazie sont des figurants, anecdotiques, presque dépassés par la perfidie vichyste » (p. 89). Que Paxton s’oppose en cela à un historien antérieur, Robert Aron, et à un autre, contemporain, Alain Michel, qui tous deux mettent l’accent sur le choix fait par Vichy de défendre les Juifs français en sacrifiant les ressortissants étrangers. Une remarque faite aussi par Léon Poliakov en 1951 et Raul Hilberg en 1961. Zemmour ne dit pas que Vichy ait bien fait mais qu’il a agi au nom de la « raison d’Etat ». Il accuse aussi les disciples français de Paxton d’avoir fait de ses thèses une « doxa » étouffante, emblématique du déclin de la France post-gaullienne. Car elle voyait s’amenuiser jour après jour sa capacité de résistance aux modes états-uniennes.
2) Qu’y a-t-il de vrai ?
Paxton s’oppose bel et bien à Aron, Poliakov, Hilberg et Michel en sous-estimant la pression allemande sur les autorités de Vichy et en exagérant la marge de manoeuvre de ce régime. Il a bel et bien rencontré en France un succès exagéré, qui a retardé la mise en débat de ses thèses. Celle-ci se fait encore souvent de façon feutrée et excessivement révérencieuse. Zemmour a raison sur un dernier point : pour expliquer le pourcentage beaucoup plus élevé de survivants juifs en France qu’en Hollande il est absurde d’invoquer les seuls mérites de la population, puisque le nombre des Justes distingués comme tels par l’Etat d’Israël est plus élevé en Hollande qu’en France.
3) Qu’y a-t-il de faux ?
Le mal vichyssois n’a rien, selon Paxton, d’absolu. Il ne prétend pas que l’antisémitisme ait été, sur les bords de l’Allier, exterminateur, ni même que Vichy ait collaboré consciemment à une déportation dont il aurait connu dès le départ le caractère meurtrier. Il n’a jamais écrit que « l’antisémitisme d’Etat de Vichy » (Z. p. 91) avait « décuplé l’extermination nazie ». La « doxa » paxtonienne n’a pas le caractère d’une vérité « indestructible, incontestable, incontestée » imposée par l’Université comme un dogme au moyen de pratiques inquisitoriales. Par exemple, deux historiens de Vichy parmi les plus considérés et les plus lus, Jean-Paul Cointet et son épouse Michèle, citent peu Paxton. Enfin, une nouvelle génération où se distinguent Barbara Lambauer, Laurent Joly et Tal Bruttmann a nettement coupé le cordon et mis en scène un rapport d’influence réciproque entre occupant et occupé en soulignant que l’occupant avait souvent, en toute logique, le dernier mot, dès les premiers temps du régime de Vichy. Enfin, rien n’indique que la nationalité de l’historien ait favorisé son audience, ni qu’il soit « antifrançais ». Il se positionnerait plutôt sur l’échiquier politique du pays dont il traite, en s’intégrant à une certaine gauche qui poursuit les combats des années trente en accusant Vichy d’être le repaire des vaincus du suffrage universel, des accusateurs non repentis de Dreyfus et des nostalgiques de la France d’avant 1789.
Sur un détail non négligeable, Zemmour commet une erreur étonnante (p. 89) : Serge Klarsfeld aurait fourni à Paxton le « chaînon manquant » de sa démonstration en avançant que les Juifs sauvés l’avaient été par la population française et non par Vichy. Or l’affirmation est déjà en toutes lettres dans la première édition de Vichy France. On dirait que Zemmour éprouve le besoin d’associer plus souvent qu’à leur tour l’historien américain et l’avocat français « chasseur de nazis ».
4) Que répondent Paxton et ses amis ?
Pour l’instant deux historiens ont répliqué aux pages anti-paxtoniennes du livre de Zemmour : Serge Berstein dans les Inrocks le 6 octobre http://www.lesinrocks.com/2014/10/06/actualite/serge-berstein-zemmour-petain-11528197/ et Robert Paxton lui-même, dans le Monde du 18 octobre http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/10/18/polemique-zemmour-vichy-une-collaboration-active-et-lamentable_4508542_823448.html . Outre la réaffirmation des positions connues, ces articles contiennent deux nouveautés qui ne sont pas précisément des progrès. Berstein, après avoir classiquement affirmé que « Vichy prend l’initiative d’instaurer, au lendemain de la défaite, un statut des Juifs en France que les Allemands ne lui demandaient pas , trouve une nouvelle preuve de la « xénophobie » de Vichy dans le fameux article 19 de l’armistice, qui obligeait le gouvernement français à livrer sur demande les Allemands réclamés par le Reich. Or, loin de se réjouir pour cause de xénophobie, les délégués français, quand ils avaient pris connaissance de ce texte présenté par l’ennemi, avaient protesté mais la partie allemande avait, sous la menace, exigé la signature de l'article en l’état… tout en donnant verbalement et vaguement l’assurance qu'il serait peu appliqué. Berstein fait donc là un très mauvais procès.
Quant à Paxton, il découvre une nouvelle preuve du zèle antisémite de Vichy dans une comparaison avec le sort des Juifs italiens. Ceux-ci auraient survécu dans une proportion plus grande que les français : « L’exemple de l’Italie permet d’établir une meilleure comparaison. L’occupation allemande y débuta plus tard, mais se termina plus tard aussi, en mai 1945. Ne pouvant compter sur l’aide de l’Etat italien ni sur celle de sa police, les nazis ne furent en mesure de mettre la main que sur 16 % des juifs d’Italie. »
La comparaison est on ne peut plus biscornue : l’Italie était un champ de bataille où le ramassage des Juifs était le cadet des soucis de l'armée allemande, l'occupant était mal accueilli par une population lasse de la guerre, dégoûtée du fascisme et n'attendant plus rien de l'Allemagne, Mussolini n’avait pas persécuté les Juifs avant septembre 1943 et s’ils furent alors pourchassés en son nom ce fut sur un territoire en peau de chagrin, fort réduit en mai 1945. Quant à l’occupation allemande en zone nord française, soit dans les deux tiers les plus peuplés du pays, elle avait duré deux fois plus longtemps qu’en Italie. Enfin, le pourcentage des Juifs italiens exterminés se monte à environ 20%... tout comme en France.
5) Comment se pose en fait le problème du rôle de Vichy dans la Solution finale ?
Il est tout à fait faux que l’occupant se soit désintéressé des mesures antisémites de Vichy pendant… combien de temps au fait ? Là-dessus Paxton a beaucoup varié, au fil des livres et des articles. Il est allé jusqu’à écrire que Hitler ne s’était pas préoccupé de la politique intérieure de Vichy pendant les deux premières années, soit, en gros jusqu’au retour de Laval au pouvoir le 18 avril 1942, dans la période où le massacre des Juifs européens prenait son envol.
Les travaux de Baraba Lambauer sur Abetz, de Laurent Joly sur l’antisémitisme, de Tal Bruttmann sur la persécution en province, ont établi que les mesures antisémites des premiers mois étaient prises en concertation étroite avec l’ambassade allemande de Paris. J’ai moi-même dans Montoire en 1996 et surtout dans Qui a tué Georges Mandel ? en 2008 mis en lumière le jeu de l’occupant, celui du maréchal et leurs interactions constantes. Extrait du Mandel :
Mais le principal témoin de la pression exercée par l’Allemagne sur les décisions répressives de Vichy est la presse de zone nord, étroitement contrôlée par Abetz et ses services... surtout quand elle relaye des publications d'outre-Rhin. Or cette mine d’informations, trop négligée par les sourciers de la législation pétainienne, contient sur le sujet qui nous occupe un élément des plus lumineux. Le 31 juillet, soit, délais de rédaction et d’impression obligent, juste après l’annonce de la création de la cour de Riom et de sa finalité, un organe berlinois dépendant de Ribbentrop fait la grimace et demande plus ! La Deutsche Diplomatische Korrespondenz relève que les poursuites vont épargner "ceux qui ont semé la haine de Allemagne et l'aversion du gouvernement allemand dans le public français", et enchaîne :
Du fait que ces milieux ne sont pas visés, l'instruction contre les coupables de guerre ne saurait inspirer aucune confiance à l'Allemagne, car certains agitateurs, à peine déguisés, peuvent se croire autorisés à continuer leur jeu. On ferait bien à Vichy de méditer à fond sur la portée de ces méthodes relativement à l'avenir de la nation française.
Ces formulations bien vagues peuvent être interprétées par les augures qui, à Vichy, scrutent les desiderata de Berlin, comme une invitation à mettre en cause la franc-maçonnerie (un vecteur, selon les nazis, de l’influence juive), mais aussi les journalistes, les intellectuels et bien sûr, en filigrane, les Juifs, ces éternels empêcheurs de bonnes relations franco-allemandes. Deux jours plus tard, à l'issue du conseil des ministres, on annonce la mise en chantier par Alibert d'une loi sur les sociétés secrètes !
Il s’ensuit que les concessions de ce « gouvernement » dépendent surtout des avantages attendus, en retour, de l’Allemagne.
On trouve un peu plus tard un exemple tout aussi probant du souci des nazis de faire endosser leur racisme par la France, à propos du passage de la ligne de démarcation par les Juifs. Extrait de mon dernier livre paru, Ils ont libéré la France :
Document : comment Berlin inocule son racisme à Vichy
Antoine Delenda, né en 1888, est un grand blessé de la Première Guerre mondiale, qui a servi ensuite dans la diplomatie. Il est en poste à Vichy au début de l’Occupation, et jusqu’à son décès subit, le 30 octobre 1943. La publication, en 2010, du journal tenu pendant ces trois années a jeté une vive lumière sur les coulisses du régime.
28 septembre 1940
L’interdiction faite aux Juifs et aux hommes de couleur de franchir la ligne de démarcation n’est pas, comme je le croyais, d’initiative allemande. C’est encore plus beau. C’est le chef de gare de Moulins, un certain Morand [simple homonyme de l’écrivain], qui paraît être dans des rapports très…intimes avec des officiers allemands, qui a envoyé un télégramme à Vichy (gare) et au ministère de l’Intérieur pour interdire l’entrée de ces personnes. A une question qui lui a été posée, il a répondu que ce n’étaient pas les Allemands qui l’avaient demandé mais qu’il l’avait fait de sa propre initiative, d’après ce qu’il avait pu voir. Ainsi, parce que Morand a pu voir un jour refouler un noir, un autre jour… un juif, etc., il a pris l’initiative de faire interdire le passage de tous les gens de ces catégories. Et le ministère de l’Intérieur[1] a approuvé implicitement cette initiative et toutes les gares de France, tous les journaux, ont diffusé cette interdiction comme si elle était officielle. Et tandis que dans toute la France on croit que ce sont les Allemands qui ont pris ces mesures, les Allemands, à la question qu’on leur pose, répondent suavement : « Mais cette interdiction émane de votre gouvernement. » C’est insensé !
(source : Delenda (Antoine), Vichy, journal d’un opposant de l’intérieur, Paris, F-X de Guibert, 2010, p. 101-102)
[1] Alors dirigé par Marcel Peyrouton.
Et de fait, Vichy en général et Pétain en particulier font de grands efforts, entre août et octobre 1940, pour présenter leur politique, qui s'efforce de se couler dans les dogmes nazis, comme conforme aux meilleures traditions françaises.
Il est donc tout aussi erroné de présenter le régime de Vichy comme "sauveur de Juifs" que comme "livreur de Juifs". Le procès à faire est, comme disait ce général de Gaulle dont Zemmour se réclame bien hypocritement, celui de l'armistice. A partir du moment où il était signé, la marge de manoeuvre était nulle et la progressivité de la persécution réglée par Hitler en personne, en fonction de paramètres nombreux... dont le moindre n'était pas l'état de l'opinion. Hitler chloroforme la France en s'abouchant avec un maréchal vainqueur en 1918 qu'il maintiendra au "pouvoir" contre vents et marées jusque dans son exil de Sigmaringen. Il ne peut perdre le bénéfice de ce coup en se déchaînant immédiatement contre les israélites de France, ce qui ferait apparaître instantanément Vichy comme un gouvernement "boche". Le recours à l'antisémitisme made in France est une nécessité stratégique et propagandiste. Et le tout à l'avenant.