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Billet de blog 29 juin 2010

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Pourquoi les idées fausses sur le nazisme et la Seconde Guerre mondiale ont-elles la vie aussi dure?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

que les totalitarismes rouge et brun étaient solidaires pour se partager le monde, que la France a été désarmée de 1919 à 1939 par l’effet d’un pacifisme bêlant et généralisé, que le patronat du monde entier avait confié à l’Allemagne ses intérêts, que la planète, gangrenée d’antisémitisme sous toutes les latitudes, abandonnait d’un cœur léger les Juifs à leurs bourreaux nazis, que le commandement américain avait laissé exprès les Japonais attaquer Pearl Harbor, qu’aucun communiste ne luttait contre aucun Allemand avant le 22 juin 1941, que le procès de Nuremberg était une simple « justice de vainqueurs »… Cette catégorie de préjugés hante le café du Commerce, les mauvais romans ou une presse qu’on peut qualifier de « tabloïd ». Elle n’est pas admise dans toute sa crudité au débat historique proprement dit, elle doit à l’entrée se vêtir de nuances, se maquiller de conditionnels et s’orner de points d’interrogation.

Un autre genre d’erreurs, en revanche, a investi les revues savantes et les colloques sérieux : on trouve dans cette galerie de portraits un Hitler impulsif et brouillon, désemparé qu’on lui déclare la guerre pour une simple petite agression contre la Pologne ou gâchant de ses mains l’éclatante réussite de la campagne de France par un arrêt intempestif devant Dunkerque, un Pétain patriote jouet de son entourage collaborateur ou, à l’inverse, imitateur fasciné de l’Allemagne, un Roosevelt, antinazi de la première heure, convertissant son opinion publique avec une pédagogique lenteur, un Paul Reynaud bien intentionné mais victime du travail de sape de la comtesse de Portes, un Georges Mandel assassiné par la Milice, un Franco barrant crânement à Hitler la route du sud lors de l’entrevue d’Hendaye, une Angleterre rassemblée par Churchill dans une attitude de lutte sans regrets ni tentations, un Rudolf Hess voulant reconquérir par un coup d’éclat la faveur perdue de son maître, un Hitler sot d’espérer diviser les Alliés sur la base de l’anticommunisme, un Speer revenu de son admiration pour le Führer et sabotant, au printemps 1945, son ordre de terre brûlée…

Pour expliquer la seconde série d’erreurs, plus raffinée que la première mais tout aussi éloignée de la vérité, on peut invoquer la routine et le bon vieux principe moral suivant lequel les mauvaises habitudes sont plus faciles à prendre, et plus difficiles à perdre, que les bonnes. Reste à savoir comment le préjugé s’est formé. L’explication me semble résider tout entière dans la nature du nazisme et la difficulté d’admettre cette nature. Un bon symbole en est le succès jamais démenti des ouvrages d’Hermann Rauschning Hitler m’a dit (1939) et surtout La Révolution du nihilisme (1938). Ce dernier titre résume tout : le nazisme est présenté comme une pure et simple force de destruction et donc, au bout du compte, d’autodestruction. Si on ne l’arrête pas, il débouchera non sur une dictature mondiale, mais sur le chaos généralisé. Or cette vision n’est qu’un décalque de la conception hitlérienne des Juifs, dont l’éventuelle « victoire » est censée provoquer l’extinction de l’espèce humaine.

A l’inverse, le projet hitlérien est terriblement réaliste. Car s’il tend à ruiner la civilisation chrétienne et à abolir les droits de l’homme, il peut s’appuyer dans cette besogne sur certaines idées de son temps : le libéralisme économique qui sanctifie le triomphe des forts et présente l’écrasement des faibles comme une condition du progrès, l’idéologie colonialiste qui offre quelque étai à la thèse d’une poignée de peuples, dits blancs, nés pour dominer les autres. Si Hitler a manié infiniment plus le pinceau de l’artiste que celui de l’ouvrier du bâtiment, et si sa culture est étendue, il y a tout de même une raison de le traiter péjorativement d’autodidacte et de dilettante. Il n’est pas un savant, qui échafaude des hypothèses et les soumet à l’expérience ainsi qu’au jugement de ses pairs. Il est d’emblée, quand il se découvre à trente ans une vocation politique, un croyant, qui sélectionne dans le réel ce qui correspond à ses idées préconçues, et s’efforce d’y plier le reste.

Le fait que, quelques années plus tard, il expose sa philosophie et dévoile son programme dans un gros ouvrage, sans que celui-ci devienne le livre de chevet des gouvernants des grandes puissances lorsqu’il s’approche du pouvoir, est un symptôme accablant du fonctionnement politique de la planète pendant ce qui allait devenir l’entre-deux-guerres. La folie sanglante de 1914-18, elle-même fruit de la légèreté des dirigeants de 1914 qui tous pensaient que l’affaire allait se jouer en quelques mois, avait été conclue par le traité de Versailles. Ce dernier, s’il installait ou préservait de nombreux foyers d’infection propices au déclenchement d’une nouvelle guerre, comportait néanmoins une précieuse nouveauté : la création d’une organisation internationale chargée d’en surveiller l’exécution, seule habilitée à en modifier les clauses et disposant d’amples moyens juridiques pour châtier quiconque prétendrait les modifier par la force, ou pour autoriser ses membres à le faire. Comme par hasard, la première transgression du traité par Hitler a pour objet la SDN : il la quitte avec fracas en octobre 1933 et fait porter sur ce point son premier référendum. Dans le monde on ne s’en formalise guère et c’est tout juste si on ne se frotte pas les mains. Tout ce dont il est capable, c’est de s’en prendre à une chimère et de dresser contre elle ses compatriotes ? Il n’y a vraiment pas péril en la demeure…

Il est vrai qu’une menace de guerre à l’automne 1933 pour sommer l’Allemagne de réintégrer la SDN –dont le crédit souffrait déjà de son impuissance à punir le Japon pour sa conquête de la Mandchourie- aurait sonné bizarrement. En revanche, une réunion des instances de cette même SDN au début de février 1933, en invitant comme observateurs les Etats-Unis et l’URSS qui n’en étaient pas membres, pour examiner la situation créée par l’arrivée à la tête d’une très grande puissance de l’auteur d’un livre aussi agressif et inhumain que Mein Kampf, aurait été comprise de tout le monde, à commencer par le peuple allemand. Inversement, le fait que la communauté internationale accueille avec sang-froid ce gouvernement, et annonce qu’elle le jugera à ses actes, livrait un peuple déboussolé en pâture à son tyran. De même que l’absence de réaction étrangère à l’élection d’un Reichstag, le 5 mars, sur fond de rafles policières, une semaine après le curieux incendie de son local au coeur d’un Berlin déjà quadrillé par la maréchaussée.

C’est bien en ce mois de février que la démocratie a abdiqué, et s’est condamnée à une coûteuse reconquête militaire… qui aurait fort bien pu ne pas se produire sans la coïncidence, le 10 mai 1940, de l’offensive finale du nazisme et de la venue de Churchill à la tête du gouvernement de Londres. Mais pourquoi a-t-elle abdiqué ? Avant tout, sans doute, parce qu’un autre péril faisait de l’ombre, pour la plupart des grandes puissances, à celui du nazisme : le « danger communiste ». Le régime soviétique avait sans doute renoncé à déteindre rapidement sur la planète depuis la mort de Lénine en 1924 et l’éviction, quelques années plus tard, de Trotsky, mais il recommença à inquiéter les puissants lors de la crise de 1929… l’Allemagne semblant, comme au début des années 20, le pays le plus près de succomber à la contamination. Ce qui retenait de lire la Bible de Hitler, comme de scruter son comportement, c’est avant tout le fait que la mise au pas de l’Allemagne, loin de constituer un péril, semblait surtout en écarter un autre, sauf précisément aux yeux d’un Churchill ou d’un Mandel (et de peu d’autres personnalités politiques influentes), surmontant résolument leur anticommunisme dès lors que l’Allemagne parut prête à se donner un gouvernement revanchard.

La maladie qui s’installe alors en Allemagne, et se développe de façon quasiment inaperçue jusqu’en 1939, puis de façon visible, mais sans traitement efficace, jusque vers 1942, est tout à fait semblable au cancer… et les remèdes par lesquels on prétend soigner les symptômes jusqu’à la guerre, ou même pendant la bien nommée drôle de guerre, sont assimilables à des cachets d’aspirine. En d’autres termes, Hitler est venu au pouvoir pour faire la guerre, l’a faite au moment où cela l’arrangeait le mieux, et a failli la gagner au printemps de 1940 alors que ses chances étaient, au départ, infimes. Ses succès s’expliquent d’ailleurs par là : il a su faire de sa faiblesse sa force principale, et de la démesure de ses ambitions l’atout maître de leur réalisation. Dès lors, l’histoire du conflit est, sitôt que le canon se tait, à la croisée des chemins. Soit elle prend pour objet la tumeur et les facteurs qui lui ont permis de passer inaperçue (ruses dissimulatrices de Hitler, concentration de l’attention de ses futurs adversaires sur d’autres menaces), soit elle persiste à ne pas voir le cancer et disserte sur les symptômes. Beaucoup va dépendre du corps médical, en l’occurrence les politiciens qui gouvernent les pays victorieux : vont-ils accepter de voir en face les carences de leurs diagnostics et le caractère dérisoire de leurs premières médications ? Vont-ils, pour commencer, convenir que le diagnostic était possible et la guérison facile au cours des premières semaines ?

La réponse, hélas, est connue. Le chapelet égrené plus haut, dans mon second paragraphe, n’est pas un simple catalogue d’erreurs de jugement, mais décline les formes du déni. Loin d’être perçu comme un calculateur à moyen et long terme, Hitler est vu comme un impulsif, dominant mal un entourage divisé. C’est ainsi qu’il s’en prend à la Pologne parce que ses dirigeants l’ont vexé, et ne s’attend pas à ce que, pour les veules démocraties française et anglaise, ce soit l’agression de trop –alors même qu’il avait besoin de cette déclaration de guerre pour écraser la France au printemps suivant, et avait tout mis en œuvre pour que Paris ni Londres ne pussent, cette fois, se dérober. De même, devant Dunkerque, l’arrêt de l’offensive est destiné à donner aux Français et aux Anglais le temps de faire leurs comptes et de demander la paix, dont les conditions « généreuses » ont été communiquées à leurs gouvernements par une entremise suédoise ; mais Hitler, n’ayant pas mis ses généraux au courant de ces arcanes, fut obligé de feindre la crainte d’une contre-attaque. Comme on croit facilement que les nazis, étant méchants, sont bêtes, l’historien prend sa panique au premier degré pendant une cinquantaine d’années (au bas mot : plus de 70 pour une majorité, qui croit encore qu’il tremblait devant l’éventualité d’une nouvelle Marne !). Quant à Roosevelt, c’est lui faire injure que de penser qu’il avait parfaitement vu venir Hitler, mais avait besoin de temps pour convertir ses compatriotes à l’idée d’une nouvelle intervention en Europe. S’il avait reconnu le péril, il pouvait parfaitement, au nom même de la paix, mettre le poids de son pays dans la balance d’une négociation immédiate au sujet du nouveau gouvernement berlinois et de son idéologie d’une agressivité inouïe. La passivité américaine s’explique certes par des sollicitations pressantes de politique intérieure mais Washington a toujours su garder un oeil sur les dangers externes : si ce président ne semble pas le faire, c’est justement qu’il mesure mal ceux-ci. Pire, il a sans doute estimé qu’un certain rééquilibrage de l’Europe aux dépens de la France et de l’Angleterre profiterait aux Etats-Unis, sans pour autant favoriser la réalisation d’un programme hitlérien jugé démesuré, et conduisant à la chute de son porteur, s’il s’obstinait. On peut en dire autant de Staline, dont il est certes fort excessif de penser, comme les anticommunistes du café du Commerce, qu’il poussait à l’embrasement de l’Europe pour en occuper les ruines, mais qui voyait probablement d’un bon œil une certaine usure mutuelle des trois puissances occidentales et ne trouvait pas urgent de neutraliser l’allemande, faute de mesurer tout le talent de son chef (qu’il prenait, sans doute sincèrement, pour un instrument jetable du grand capital).

Si le refus de la Maison-Blanche, du Kremlin et d’autres forces politiques d’admettre leur naïveté devant les ruses et les mimiques hitlériennes fournit l’explication principale des préjugés difficiles, encore aujourd’hui, à déraciner, certaines circonstances de l’immédiat après-guerre ont joué dans le même sens : ainsi, la légende d’un Franco « résistant » à Hendaye dut beaucoup au choix, commun à Churchill et aux Américains, de maintenir en place cette créature de Hitler et de Mussolini. De même, contrairement à ce qu’on croit souvent, Pétain fut assez largement épargné par les gouvernements de la Libération et l’idée qu’il avait, certes maladroitement, cherché à sauver les meubles, s’imposa, provoquant la concentration sur Laval, pour l’essentiel, de l’opprobre de la collaboration. Ce qui passait ici à la trappe, c’étaient les postures collaboratrices de Pétain lui-même, mises au jour un quart de siècle plus tard, entre autres, par Robert Paxton, mais aussi le contrôle étroit exercé sur le pays par Hitler en personne, qui en manipulait les dirigeants à coups de promesses et de menaces : les détails de ce jeu restent largement à découvrir –un pas récent ayant consisté à établir que la mort de Mandel, à laquelle la direction de la Milice était parfaitement étrangère, relevait entièrement du pilotage de Pétain par son maître.

Le nazisme était et reste un météore dans l’histoire de l’humanité, un phénomène unique et inclassable, un cas surprenant de retentissement d’une lubie individuelle sur le destin de milliards d’hommes (l’antidote fut d’ailleurs trouvé également par un homme seul, Churchill, dont le rôle n’est toujours pas pleinement mesuré). Il n’est pas très étonnant qu’on l’ait, pendant plusieurs décennies, affublé de concepts approximatifs, passant en revue, selon les inclinations des chercheurs, toutes les ressources de la sociologie et des sciences politiques. Le chantier s’ouvre à peine et il est immense.

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