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Billet de blog 30 janvier 2013

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Les quatre-vingts ans du nazisme...

... ne semblent point, ces jours-ci, faire l'objet d'un "travail de mémoire" trop épuisant, sinon en Allemagne où beaucoup d'articles et d'émissions s'annoncent, sans laisser pressentir toutefois l'apparition de travaux novateurs.

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... ne semblent point, ces jours-ci, faire l'objet d'un "travail de mémoire" trop épuisant, sinon en Allemagne où beaucoup d'articles et d'émissions s'annoncent, sans laisser pressentir toutefois l'apparition de travaux novateurs.
Ce silence et cette routine seraient peut-être sympathiques si tout avait été dit... Or rien ne l'a été ou presque, témoin l'aveu, en 1984, d'un grand connaisseur, sur une lacune qu'en trois décennies rien n'est venu combler :
« (...) il manque encore une présentation générale de la politique et de la stratégie, en matière de prise du pouvoir, de Hitler et du NSDAP avant 1933. »


(Martin Broszat, Die Machtergreifung, Munich, DTV, 1984, Conclusion)
C'est ce défi que relève mon nouveau livre http://www.delpla.org/article.php3?id_article=579 , paru il y a quelques jours chez Pascal Galodé éditeur.
Les ouvrages précédents sur le sujet, comme les biographies de Hitler ou les études générales sur le Troisième Reich, suintent de moralisme. Le nazisme, c'est mal, donc ceux qui ont porté Hitler au pouvoir ou se sont effacés devant lui sont des affreux, mais comme ils ne sont tout de même pas aussi mauvais que les nazis ils ont fait des erreurs de calcul.
En cette matière comme en toute autre, le travail historique commence quand on s'affranchit du moralisme. Il s'agit d'analyser froidement ce qui s'est passé. Or certes les aristocrates qui ont aidé Hitler dans son ascension, von Papen, von Schleicher, von Hindenburg, ou le parti plus roturier du chancelier Brüning, le Zentrum catholique, ont commis des erreurs de taille, mais ils ont surtout été poussés à la faute, et finalement poussés hors du pouvoir, par un fou talentueux qui, depuis 1929, a construit sa victoire le plus méthodiquement du monde.
Suffisamment à droite pour que les partis conservateurs s'évertuent à courtiser ses électeurs afin d'exclure la gauche du gouvernement, mais suffisamment révolutionnaire pour se permettre de refuser toute participation gouvernementale sans perdre son électorat, il utilise ses voix comme une minorité de blocage et rend le pays ingouvernable. Puis il accepte finalement de gouverner dans une position apparemment minoritaire en se contentant, ce qui surprend et rassure, de la chancellerie et du ministère de l'Intérieur. Mais, l'encre de cet accord à peine sèche, il se délivre du carcan en demandant le 29 janvier la dissolution du Reichstag, et en l'obtenant le 1er février : voilà qui lui permet de rentabiliser au maximum son ministère de l'Intérieur en organisant des élections à sa façon et surtout, peut-être, en obligeant les partis de gauche à s'exposer aux coups de la police par leurs critiques envers le gouvernement, sous peine de honte définitive. Il bénéficie alors d'une aura de "vainqueur des rouges", que couronne l'incendie du Reichstag -lui aussi permis, ainsi que l'absence de toute enquête sérieuse sur ses causes, par la présence de Göring au ministère prussien de l'Intérieur.
Un jeu subtil est mené au moyen des Sections d'assaut (SA), présentées à la fois comme une force patriotique utile dans la lutte contre les marxistes de tout poil et une une menace pour l'ordre public que seul Hitler peut dompter... si on le laisse être chancelier.
Il convient aussi de mettre à sa place la crise économique, une circonstance dont Hitler a su tirer parti, mais dont rien n'indique qu'elle était une condition indispensable de sa victoire -contrairement à ce qu'on écrit, le plus souvent, sans démonstration aucune, tant la chose semble aller de soi. Une Allemagne prospère aurait contesté peut-être plus tôt encore le traité de Versailles, sous l'aiguillon d'un parti nazi dont le décollage en flèche, au long des années 1929 et 1930, se passait dans les campagnes, loin des cortèges de sans-emploi encore assez clairsemés.
Surtout peut-être Hitler, de 1929 à 1933, a réfléchi assidûment à ce qu'il allait faire du pouvoir et promu, pour le seconder, quelques dirigeants d'envergure, dont il savait coordonner les humeurs et utiliser les rivalités mêmes, en les personnes de Göring, de Goebbels, de Himmler et de Hess.
Une telle mise au point est de nature, peut-être, à nous faire atteindre un horizon dont les spécialistes causent depuis vingt ans : le dépassement du dilemme entre l'orientation fonctionnaliste, incarnée par Martin Broszat, et une autre, dite "intentionnaliste". Il n'y a pas, sous ce pouvoir personnel dans tous les sens du terme, de "fonction" qui oblige à faire ceci ou cela; il n'y a pas non plus d'intentions, planifiées dans le détail. Il y a avant tout une Machtergreifung, une saisie du pouvoir grâce à un mélange de séduction, de terreur et de fatalisme. Un prophète, missionné par la Providence pour empêcher in extremis une domination juive qui tuerait l'espèce humaine, s'empare rapidement de toutes les commandes et se pose d'abord en restaurateur de l'ordre et de l'emploi, ne voulant que le bien-être des masses, la dignité du pays et la paix. Mais il va, tout en consolidant sa mainmise, préparer la guerre jour et nuit et la déclencher au moment le plus favorable. Cependant il s'évertue efficacement à masquer ses talents et sa puissance, pour apparaître indécis, tiraillé et peu redoutable.
Les années 1929-1933 ressemblent à cet égard beaucoup aux années 1935-1939. Hitler prépare avec méthode et avec un grand art de la surprise ses deux plus grands et étonnants succès, la prise du pouvoir et l'écrasement de la France.

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