Première sortie cinéma à Paris depuis le carnage du 13 novembre. Premier film depuis cette date maudite. Je regarde les gens qui m'entourent et sens bien qu'eux aussi zieutent vers moi. D'habitude, l'indifférence est de mise. Plus maintenant. Plus maintenant, désormais. Nous allons passer une heure et demie ensemble, confinés, alors on s'observe, voilà. Une idée furtive me traverse l'esprit : je repère la sortie de secours. Eux aussi ont dû machinalement prêter attention à la configuration du lieu. Sentiment de tristesse après ces pensées morbides, incontrôlables. Deux adolescentes sont bruyantes et font des selfies avec flash en ricanant. À ce moment-là, la nervosité ambiante se révèle : un monsieur, la soixantaine, se penche et hurle plus fort que nécessaire - " Ça suffit ! " Une des effrontées rétorque : - " Mais M.D.R ! J'ai payé ma place, moi aussi ! " Trois rangs devant, une dame se retourne à son tour : - " Vous arrêtez ou on vous fait sortir ! " Les deux gourgandines ne demandent pas leur reste. La séance démarre enfin.
Je me demande si j'ai choisi le bon film. 'Nous 3 ou rien', de Kheiron, a de bonnes critiques mais, je ne rigole pas aux vannes qui s'enchaînent. Le Shah d'Iran est surjoué, presque bonhomme : ça ne me fait pas rire. Et puis, la magie opère progressivement. Kheiron, connu pour ses apparitions dans 'Bref' sur Canal + et ses stands up au Jamel Comedy Club, nous raconte à travers son premier film le parcours de vie de ses parents. " Ce film n'est pas tiré d'une histoire vraie, il est une histoire vraie ", lance d'ailleurs le narrateur. L'Iran des années 70, un pays de fer. Le Shah est un dictateur impitoyable, tous les opposants sont jetés en prison et torturés, dont Hibat, le père du réalisateur (joué par ce dernier), frais avocat jamais reconnu (sa future femme : - " T'es pas vraiment avocat puisque tu n'as jamais plaidé. " - " J'étais en prison... " - " Oui, donc en plus tu n'étais pas bon. ") Sept ans et demi de prison plus tard, lui et ses comparses sont enfin libérés. La chute du roi est proche. L'ayatollah Khomeini rentre de France, où il était de passage (accueilli discrètement par notre gouvernement), profitant des manifestations géantes, de la colère populaire qui éclate. Hibat et Fereshteh, sa femme de caractère, infirmière et militante (Leïla Bekhti, solaire), croient en la volonté du vieil homme à instaurer, enfin, la démocratie. Dupés, comme beaucoup. L'ayatollah douche leurs espoirs en instaurant fissa une théocratie sanguinaire (1979). Après les années de fer, voici les temps de plomb.
Le couple et ses compagnons de combat entrent à nouveau dans la clandestinité. Le potache qui irritait au début du film prend alors tout son sens : il permet d'alléger une réalité de l'horreur : les amis qui tombent les uns après les autres; la pilule de cyanure dans la poche, prête à l'emploi n'importe quand pour ne pas trahir le groupe. Gérard Darmon et Zabou Breitman, en beaux-parents protecteurs (lui bougon au grand cœur, elle l'ironie montée en art), sont épatants. Tout comme les personnages de Leïla Bekhti et de Camélia Jordana, celui de la belle-mère est fort et volontaire ("N'importe quel homme craint plus sa femme que le Shah"). Ce qui rend d'autant plus cruel de voir leurs beaux cheveux bruns devoir se cacher sous un hijab dorénavant obligatoire. La Charia est instaurée, toutes les avancées sociales et les droits des femmes anéantis. La répression est encore plus forte qu'avant : le couple, leur nouveau-né sous le bras, se résigne à l'exil.
Tous les trois, malgré le danger, sinon rien.
Je ne me suis pas retourné vers mes voisins lorsque Leïla Bekhti téléphone de l'étranger à son père et que les deux, sûrement sur écoutes, n'échangent pas un mot mais seulement leur respiration. Je ne voulais pas qu'ils voient mes larmes. De toute façon, ils ne souhaitaient probablement pas exposer les leurs non plus.
La famille arrive en France, à Paris. Non pas dans le 16ème, non. En banlieue, forcément. Forcément, puisque la mixité sociale était déjà un leurre et la cause de bien des malentendus (évitables, si on l'avait voulu). Fidèles à leurs principes, face à la pauvreté, au communautarisme et à l'abandon, ils se battent et tissent des liens, ces liens qui éloignent la peur, font avancer et révèlent le meilleur de chacun. Des ateliers couture à l'asso de quartier pour les jeunes désœuvrés, ils découvrent l'appétence de leurs voisins de palier à échanger et à rire de leurs différences.
'Nous trois ou rien' se transforme alors en 'Nous tous ou rien'.
En cette période endeuillée où l'effroi, le stress et la tentation de désigner aveuglément des boucs-émissaires menacent, ce film plein de pep's, d'optimisme et d'humanité m'a redonné le sourire. En plus d'être un bel hommage à ses parents, Kheiron nous rappelle l'importance d'être fier de ses origines, qui plus est lorsque la ligne conductrice de toute leur vie a été : la résistance. Une belle image de la France, forte mais qui sait tendre les bras (forte quand elle tend les bras). Un pays de valeurs. Car la France est surtout faite par ceux qui la peuplent et lorsqu'ils sont généreux et solidaires, elle ne peut en sortir que grandie et enrichie.
Ceux qui agitent leur pedigré depuis St Louis en se réclamant plus français que les autres n'ont rien compris. C'est l'acceptation des différences rassemblées autour de valeurs communes qui nous fera éloigner les dangers de la division.
La lumière s'est rallumée. La gamine provocatrice du début a, fidèle à ses codes d'ado, lancé un regard de diva au monsieur qui l'avait rabrouée. Celui-ci a souri. Pas de quoi s'énerver, va. Il y a tellement plus important.
Frédéric L'Helgoualch est l'auteur de 'Deci-Delà (puisque rien ne se passe comme prévu)' aux éd. du Net et de 'Pierre Guerot & I' (ed. H&O) en collaboration avec Pierre Guerot