La situation eu Europe est très inquiétante. Sur le plan économique il n'échappe plus à personne que les technocrates bruxellois sont actuellement dans une sorte d'hystérie néolibérale grotesque. Mais sur le plan médiatique français la situation semble dériver vers une irrationalité qui est très intéressante sur le plan psycho-comportemental.
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Sur le plan économique cette dérive irrationnelle est tellement manifeste que la démonstration en est facilitée. Il suffit de prendre l'exemple de la Grèce, où ce pays en plus d'être ruiné financièrement, est au bord de la guerre civile. Une intervention militaire européenne aurait sans doute été moins douloureuse car plus rapide...
Ce qui n'empêche pas la troïka, dans une sorte de transe néolibérale sans fin, d’exiger des grecs qu'ils poursuivent les mêmes méthodes, selon les mêmes dogmes absurdes, inscrits dans les mêmes traités pourtant responsables de cette situation dramatique. L’Europe est en train de basculer dans la récession, mais rien ne semble pouvoir arrêter le rouleau compresseur bruxellois.
Sur le plan médiatique français, puisque c'est le seul que je puisse juger, la situation est également surprenante.
A droite d'abord, la frénésie Sarkozienne concernant sa candidature, l'utilisation intempestive des médias par l'appareil d'état à des fins électorales depuis des mois (9 chaînes de télévision soumises, journalistes dociles malgré les affaires qui s'amoncellent), ne reçoit pas les critiques qui s'imposeraient. Pris dans l'excitation du moment les journalistes des grands médias en particulier audio-visuels, semblent avoir perdu toute lucidité, donnant à la scène médiatique actuelle une allure de course hippique qui est une insulte à la démocratie
A gauche la situation n'est pas meilleure, l'extase hollandienne semble avoir atteint des sommets qui là encore touchent à l'irrationnel. Un exemple éloquent: François Hollande déclare dans son discours du Bourget qu'il veut faire la guerre à la finance, instantanément c'est l'euphorie médiatique. Hollande aurait fait un saut à gauche, balayant toutes les mauvaises langues qui voyaient en lui une simple alternance, le voilà repeint en destructeur de la finance. Malheureusement, dans son discours les propositions qu'il avait faites auraient dû amener les commentateurs à un peu plus de prudence, car elles ne semblaient pas à la hauteur des intentions affichées. Effectivement dans le programme sorti quelques jours plus tard le "guerrier" s'est transformé en gentil négociateur, voire en allié objectif comme Hollande le confirmera lui-même lors d'une interview au Gardian: "La gauche a été au pouvoir pendant 15 ans, au cours desquels nous avons libéralisé l’économie et ouvert les marchés à la finance et aux privatisations. Il n’y a rien à craindre."
Cependant il est surprenant d'avoir vu tous ces journalistes se faire piéger par la communication de Hollande, car nous le connaissons depuis 30ans, il est l'héritier de Blair et Clinton, il a dirigé le PS selon cette fameuse troisième voie pendant 11ans, qui pouvait sérieusement croire qu'il allait s'attaquer au système financier?
Manifestement ceux-là même qui sont justement censés analyser, grâce à leur connaissance de l'histoire politique et leur expérience, la scène politique française afin de pouvoir informer correctement les citoyens.
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Comment des gens aussi cultivés, intelligents peuvent-ils se tromper à ce point? essayons de comprendre.
L'analyse que je vais développer peut également s'appliquer au monde politique et aux technocrates de Bruxelles.
Il faut d'abord rappeler que la plupart des grands médias s'étaient clairement prononcés pour le traité constitutionnel européen, ce qui est loin d'être anodin car il représente un concentré de 30ans de doctrines néolibérales. Il faut donc partir du principe que les journalistes qui animent ces médias sont intimement persuadés de la justesse de ces doctrines, et que pour la plupart ils les ont défendues plus ou moins discrètement depuis des années.
Or la crise est venue balayer leurs certitudes. Tout leur édifice théorique s'est alors effondré, rien ne marche comme ils le pensaient,et pour dire les choses crument ils sont, comme leurs dirigeants, complètement perdus. Or un phénomène bien connu en psychologie comportementale et de certains économistes permet d'expliquer cet état de stupeur, c'est la dissonance cognitive. Elle se produit dans toutes les situations de crise, et Jacques Sapir la définit ainsi : "[...]elle décrit l'écart qui peut exister entre une représentation de la réalité et la réalité elle-même. Cette dissonance se traduit par un désarroi et une difficulté quasiment physique pour les acteurs à agir. [...] elle se manifeste par exemple sous la forme de la surprise quand survient un évènement "imprévu"[...]elle joue alors un rôle décisif dans le comportement des acteurs."(1)
Face à cette dissonance les acteurs peuvent agir de deux manières: soit ils refusent de percevoir les signaux et ils continuent alors à percevoir la réalité de manière distordue, c'est le déni de réalité, soit ils font évoluer leur perception du monde et leurs certitudes. La deuxième solution est évidemment préférable, cependant cette évolution demande du temps et la longueur de ce dernier dépendra de la durée et de la profondeur du déni de réalité. Or en situation de crise le temps est une denrée rare.
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Nous en sommes là, il faut prendre conscience que l'oligarchie (économique, politique, médiatique) qui a soutenu depuis 30 ans cette construction européenne est actuellement perdue, et tous ces gens ne savent absolument plus que faire. Humainement on peut comprendre cette situation, elles se sont trompées sur toute la ligne et en plus ces élites ont imposé au peuple contre sa volonté un traité qui est responsable de la crise actuelle. Personnellement je comprends que ces dernières puissent ressentir un certain "malaise", et qu'il soit difficile d'admettre de telles erreurs pour des gens habitués à expliquer en permanence ce qu'il faut penser. Dès lors nous saisissons mieux pourquoi Hollande suscite une telle extase journalistique, et pourquoi les sondages prennent une telle ampleur. Car dans une situation qui leur échappe totalement les sondages représentent ce que les journalistes pensent être une réalité à laquelle ils peuvent encore se raccrocher. Sarkozy étant totalement décrédibilisé sur le plan économique, Hollande incarne alors le candidat de "l'opposition" pouvant sortir la situation de l'impasse. Or étant lui même en état de dissonance cognitive, puisqu'il a participé à cette construction européenne qu'il ne remet toujours pas en question, nous nous retrouvons dans la situation absurde où une grande partie des journalistes en état de dissonance cognitive prennent partie pour un candidat qui est lui aussi en état de dissonance cognitive. Nous sommes dans un cercle vicieux où le déni de réalité des journalistes renforce le déni de réalité des politiques (Bayrou, Hollande). Ces derniers étant plébiscités par la presse pour l'audace et la justesse de leurs propositions, l'image d'eux-même qui leur est renvoyée par les médias est en complet décalage avec la réalité. L'attitude des journalistes est compréhensible, soutenir Bayrou ou Hollande ne démolit pas leurs conceptions de la réalité puisqu'elles sont identiquement fausses, ce qui permet d'entretenir la dissonance cognitive de tout ce petit monde.
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En revanche il me semble que la situation est différente en ce qui concerne les citoyens. Déjà nous avons une conscience aiguë du trouble qui envahit à l'heure actuelle nos élites, et nous voyons bien qu'elles n'ont aucune solution à proposer. D'ailleurs le référendum de 2005 tendrait à prouver que les citoyens français avaient déjà perçu que la construction européenne était dans l'impasse et que nos élites se trouvaient en état de dissonance cognitive bien avant la crise de 2008. Nous ressentions les effets néfastes de l'euro tel qu'il était agencé dès 2005 alors que le discours officiel semblait sortir d'une autre réalité. Finalement le remède à cette situation est simple, il s'agit de la démocratie. En effet seuls des débats, permanents, publics, tranchés en définitive par les citoyens sur toutes les grandes questions économiques de notre temps peuvent permettre de sortir nos élites de leurs confortables certitudes, et éviter ainsi que leur déni de réalité n'entraîne la nôtre dans le chaos.
Reste à savoir qui, dans le paysage politique français, ne se trouve pas à l'heure actuelle en état de dissonance cognitive pour prétendre sortir réellement la France et l'Europe de cette dramatique situation.
(1) Faut-il sortir de l'euro? - Jacques Sapir, Seuil- p137