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Billet de blog 5 janvier 2013

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Traversée centrale des Pyrénées, le tube de l’année ?

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C’est une histoire dans laquelle un fromager est parvenu à s’immiscer au cœur d’un projet de dimension européenne, voire mondiale. Une histoire qui a vu un prof de sport retraité se transformer en expert des questions géostratégiques. Une histoire étonnante donc. En 2004, la commission européenne évoque un tunnel ferroviaire dans les Pyrénées centrales et provoque une agitation sans nom des deux côtés de la frontière. Le projet est aujourd’hui en suspens. Jusqu’à quand ?

par Nicolas Mathé sur www.frituremag.info

Le récent séisme ressenti dans les Pyrénées aurait pu être le signe fatal à l’arrêt d’un projet pharaonique qui serpente dans les montagnes et les bureaux des décideurs depuis des années. Mais les raisons sont à trouver ailleurs.
« Il y a eu beaucoup d’agitation autour de ce dossier. Énormément d’énergie perdue au final ». La résignation de Bernard Plano, maire de Lannemezan, en dit long sur l’état d’avancement de la Traversée Centrale des Pyrénées. Elle semble aussi à la mesure des espoirs et fantasmes qui ont gravité autour de ce projet pendant des années. Depuis 2004 exactement, même si les premières discussions ont commencé dès les années 90. A cette époque, la Commission européenne établit une liste de 30 projets prioritaires pour un réseau trans-européen de transport. Le projet n°16 prévoit un axe ferroviaire Sines / Algesiras – Madrid – Paris et comprend un tunnel de basse altitude à grande capacité d’environ 40 km dans les Pyrénées centrales. Un tunnel qui permettrait d’acheminer des trains de marchandises, des voyageurs, mais aussi des camions et cars de tourisme. A partir de ces seules données, partisans et opposants vont alors ferrailler pendant près d’une décennie autour d’hypothèses rendant le positionnement parfois délicat.

Toulouse et Saragosse, même combat

Très vite, ce sont les acteurs locaux des deux côtés des Pyrénées qui vont s’emparer de ce projet européen. Midi-Pyrénées et Aragon, deux régions à l’écart des grands axes, y voient une opportunité de développement économique et de désenclavement. Les deux collectivités se saisissent du dossier et cofinancent l’association de lobbying Eurosud Transport*. Basée à Toulouse, l’association fondée dans l’optique de la venue du TGV à Toulouse milite depuis pour les grands projets de transport dans le sud-ouest. Valérie Cormier, sa directrice, rappelle le contexte qui a présidé à la naissance du projet de tunnel : « le constat déclencheur, c’est d’abord le flux de camion énorme sur les littoraux, environ 20 000 camions par jour qui empruntent les deux autoroutes transfrontalières avec une croissance à deux chiffres. Cela coïncidait aussi avec une prise de conscience écologique générale ». Une communication habile, selon Guilhem Latrubesse, conseiller Europe Ecologie au Conseil Régional. Si aujourd’hui son parti a une position claire, considérant la TCP comme la moins bonne solution pour endiguer le flux de camions, l’élu vert admet que face à ce projet « vendu comme écologique », les avis ont été partagés. « On ne peut pas parler de projet écologique quand il s’agit de creuser un tunnel dans les Pyrénées, s’emporte Bernard Lembeye. Il faudrait vider des lacs souterrains, cela serait au contraire un séïsme environnemental ». Avec Actival, l’association qu’il a créée en 2002, cet ancien professeur de sport se bat depuis le début contre le tunnel.

Craintes d’intérêts privés

De manière générale, les opposants reprochent aux promoteurs du projet d’avancer masqués. Outre un coût difficilement estimable - les montants évoqués oscillent autour de 10 milliards d’euros, voire 40, selon Actival – le flou qui règne sur de nombreux aspects techniques est pointé du doigt. Ils craignent aussi que derrière des arguments présentables se cachent des intérêts économiques particuliers. Du côté d’Eurosud Transport, on met en avant la coopération transfrontalière. La France étant le premier partenaire commercial de l’Espagne et sa principale porte d’accès au reste de l’Europe. « En France, il y a peu d’intérêt pour l’Espagne, en fait on les a toujours empêché de se développer », explique Valérie Cormier. Pas d’objection sur ce point-là. C’est une autre donnée qui cristallise les inquiétudes : l’émergence à Saragosse de la plus grande plateforme logistique d’Europe, Plaza. Source d’enjeu stratégique des deux côtés, Bernard Lembeye y voit l’exemple supplémentaire d’un projet porté par des intérêts privés, soutenu par les lobbys proches du pouvoir. Mais Valérie Cormier réfute la thèse du pot de fer contre le pot de terre. Elle préfère changer d’échelle et peste, au nom de l’égalité de développement des territoires, contre le centralisme parisien et le manque d’intérêt des élites pour les considérations locales. Ou comment brouiller les pistes.

Le fromager qui relance la TCP

Car dans ce dossier, le manichéisme n’a pas sa place. Tous les protagonistes s’accordent ainsi pour dénoncer l’abandon du ferroutage en France malgré les engagements du Grenelle de l’environnement. Autre exemple, alors que le projet, présenté d’abord du côté Pau – Tarbes – Lourdes, a provoqué une levée de boucliers immédiate, il a étonnamment trouvé refuge à Lannemezan. C’était en 2010, Christian Castéran, fromager à Saint-Lary, crée l’association Nouvelle Traversée des Pyrénées et remue ciel et terre pour ramener le projet vers les vallées d’Aure et de la Neste. « C’était un rebond inattendu venu du local, se souvient Valérie Cormier, il a eu une vision. Presque à lui tout seul, il a relancé le dossier ». Et les élus locaux ont suivi. Car si Bernard Plano fait aujourd’hui la moue à l’évocation du tunnel, il en a été un fervent soutien à l’époque. Etait alors envisagée une gare multimodale sur le plateau de Lannemezan, perspective séduisante pour une zone au passé industriel douloureux. « On a parlé de création d’emplois, de désenclavement. Il y a des potentialités évidentes mais en vérité on ne sait pas grand-chose. Où le tunnel va-t-il passer ? D’où va-t-on y arriver ? Cela fait trop d’incertitudes, surtout sur une échelle de 25 ou 30 ans, explique aujourd’hui le maire. Le fait est qu’on a réussi à redynamiser la ville sans l’aide de la TCP ». L’essor de Lannemezan grâce au tunnel, Bernard Lembeye n’y a jamais cru. Pour lui, les lignes de fret de grande envergure ne font qu’aspirer l’activité économique vers les métropoles et désertifient les territoires traversés.

Infographie La Dépêche du Midi

Au révélateur de la crise

Finalement, après avoir déclenché toute cette frénésie, c’est à nouveau la commission européenne qui va mettre un coup d’arrêt aux ardeurs. En octobre 2011, elle retire la TCP des projets prioritaires. La crise est passée par là, les prévisions de croissance des flux de camions doivent être revues à la baisse du fait de la hausse du prix des carburants. Et sans que l’Europe ne l’accrédite explicitement, cette fameuse crise donne du sens à l’argument selon lequel les flux naturels se situent aux extrémités des Pyrénées. 80 à 90 % de l’économie espagnole étant générée par la Catalogne et le Pays-Basque. « Il y a certes une saturation de camions sur les littoraux, mais ce n’est pas le cas des voies ferrées », insiste Guilhem Latrubesse. En apparence, la tendance semble basculer du côté des alternatives basées sur la potentialisation de l’existant. Comme la réhabilitation du tunnel Pau-Canfranc qui permettrait de capter une partie du tonnage des camions ainsi que le développement des corridors maritimes entre le sud et le nord de l’Europe. Surtout, les certitudes économiques vacillent. Le thème de la réindustrialisation est arrivé sur le devant de la scène. Offrant un nouvel éclairage sur un projet fondé sur la mondialisation des flux, ouvrant encore plus la France aux marchés mondiaux via les ports espagnols et portugais. « Il ne faut pas tomber dans le protectionnisme, met-en garde Valérie Cormier, renoncer à l’équipement d’un pays est dangereux. Le sud-ouest a déjà trop de retard ».

L’époque n’est plus propice aux projets pharaoniques. Reste à savoir si le projet est voué aux oubliettes ou bien seulement remis à plus tard. En 2009, un GEIE (Groupement européen d’intérêt économique) a été créé et doté de 10 millions d’euros pour lancer des études. Bernard Lembeye est donc bien décidé à rester vigilant, échaudé par l’exemple des banques pour lesquelles « on a su trouver de l’argent quand on a voulu ». Guilhem Latrubesse ne dit pas autre chose : « un des problèmes majeurs en France, c’est que l’on fonctionne grâce à de gros investissements publics qui bénéficient au privé. On veut absolument faire tourner les grandes entreprises au détriment des citoyens. Il y a toujours un intérêt à construire des infrastructures lourdes ». La crise a quelques vertus, peut-être pas celle de chasser définitivement les mauvaises habitudes.


*Depuis la décision de retirer la TCP des projets prioritaires, l’Aragon a retiré ses billes, préférant concentrer son lobbying sur les décisionnaires de Bruxelles.

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