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Billet de blog 2 décembre 2014

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Couloirs de la mort et autres architectures mortifères

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Connaissez-vous Temple Grandin? Cette professeure de l’Université du Colorado est la conceptrice d’un certain nombre de dispositifs spatiaux utilisés par des abattoirs américains dans les années 1960. C’est, selon ses dires, forte de sa perception aigüe du comportement animal liée à son autisme qu’elle a inventé ces dispositifs. Elle répondait par ce travail au traitement cruel du bétail lors de l’acheminement à l’ultime étape de son exécution. Les constructions de Grandin consistent ainsi à une succession de couloirs aux parois opaques qui, progressivement, se rétrécissent. Ces couloirs adoptent la trajectoire supposée « naturelle » du bétail qui tend à décrire des cercles. Les caractéristiques spatiales et matérielles de ce dispositif permettent au bétail de s’acheminer sans panique ni stress vers la finalité invariable qu’incarne la fonction de l’abattoir : sa mort.

Les inventions de Grandin ne sont pas sans rapport avec le rôle que l’architecture joue en tant que technologie de contrôle des corps.  S'il existe une différence entre le traitement du corps animal et du corps humain, elle ne constitue pas une limite infranchissable. Elle est plutôt de l'ordre du degré d'intensité que de l'essence des choses. La correspondance visuelle entre les dispositifs de Grandin et ceux bien connus de Richard Serra est frappante. Que fait-on dans les œuvres de Serra si ce n’est suivre docilement le tracé qu’il a imaginé pour nous ? Ce qui vaut pour l'art vaut aussi pour l'architecture: Derrière le fait qu'un architecte anticipe le mouvements de certains corps,  il y a souvent un intérêt idéologique à ce que  ces corps se déplacent effectivement selon cette anticipation. Ce lien entre planification et conception transforme dans certains cas l'architecture en  condition sine qua non du projet idéologique.

La comparaison entre les inventions spatiales de Grandin et les chambres à gaz des camps d’extermination nazis s'impose d'elle-même. Dans les deux cas, il s’agit d’industrialiser la mort, c’est-à-dire de la rendre efficace et systématique. La raison pour laquelle Grandin réussit à faire adopter son design dans certains abattoirs américains n’était pas nécessairement liée à la prévention du traitement  cruel des animaux, mais plutôt un impératif de rendement. Pour les industriels, la docilité des corps à abattre rendait le processus plus efficace. Il en va de même pour les êtres humains assassinés par la machine de mort nazie. L’architecture de la déportation se charge d'épuiser  les  corps jusqu’à ce que soit atteint le degré de docilité souhaitable. Un fois ce stade dépassé, peut advenir l’ultime tromperie des chambres à gaz « déguisées » en douches.

Une autre architecture semble égaler cette cruauté vis-à-vis des corps humains: le navire négrier. Entre le 15e et le 19e siècle, environ 14 millions de corps africains furent embarqués de force sur ces navires pour être utilisés comme esclaves dans les Amériques. Les navires négriers transportaient plusieurs centaines de ces corps dans des conditions qu'il serait difficile à reconstituer. Selon C. L. R. James[1], chaque esclave ne pouvait occuper qu’un volume d’un mètre et demi de long sur à peine plus de soixante centimètres de hauteur, forçant les corps à adopter des positions aussi douloureuses que suffocantes. Plus de 15% des individus capturés n’arrivait jamais « de l’autre côté » de l’océan, morts de maladie ou d'étouffement. Leurs corps étaient alors balancés par-dessus bord pour résider à jamais dans ce qu’Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau appellent « le gouffre[2] ». La violence de ce dispositif fut telle qu'une des stratégies réussies des abolitionnistes fut tout simplement de diffuser les plans de ces bateaux.

Sans la conception du navire négrier, il ne peut y avoir de traite. L’architecture est ainsi, non seulement complice des pires crimes contre l’humanité de toute l’histoire humaine, mais elle en est également une des conditions sans lesquelles de tels crimes seraient tout simplement impossibles. Néanmoins nous devons également comprendre l’architecture comme technologie du contrôle des corps dans un domaine plus immédiat : les logiques sont les mêmes, seul le degré d’intensité de violence diffère. 


[1] C.L.R. James, The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, New York: Random House, 1989.

[2] Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde : Adresse à Barack Obama, Paris : Galaade, 2009.

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