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Billet de blog 7 mars 2014

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La question linguistique en Ukraine

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JE REPERCUTE CI JOINT LE CHAPITRE SUR L'UKRAINE D'UN OUVRAGE SUR LES MINORITÉS LINGUISTIQUES EN EUROPE AU XXIe SIECLE PARU RECEMMENT AUX EDITIONS LAMBERT LUCAS

http://www.lambert-lucas.com/gestion-des-minorites

Les populations russophones d’Ukraine : une minorité linguistique ?

Denis Stoumen *

 « Il n’existe pas de perception juridique objective du fait minoritaire : celui-ci pénètre dans la sphère du droit non pas comme un donné, mais comme un construit » (Rouland 1996 : 222). En effet, l’existence d’une minorité suppose que ses membres aient en commun un ou plusieurs traits qu’ils revendiquent, en vertu desquels le démographe, le linguiste ou le sociologue auront loisir d’en recenser la population. L’identité sociale est à la fois construite méthodologiquement par l’observateur et vécue subjectivement par les acteurs sociaux. Le statut des populations russophones et de la langue russe en Ukraine, qui est au centre du débat politique depuis l’accession à l’indé­pendance de ce pays en 1991, fournit un exemple des problèmes posés par la représentation statistique d’une population et illustre les difficultés d’une évaluation sociolinguistique « objective », c’est à dire d’une évaluation qui soit exempte de présupposés idéologiques. Selon que l’on adopte tel ou tel point de vue sur l’objet, l’importance de la communauté concernée et donc les moyens nécessaires à satisfaire ses « besoins » linguistiques et culturels, diffèrent radica­lement. Doit-on donner la priorité à une représentation ethnoculturelle d’une minorité ou considérer que la seule communauté de langue suffit à donner corps au fait minoritaire ?

Définir le statut des populations russophones et de la langue russe en Ukraine poseainsi des problèmes pratiques qui illustrent l’im­por­tance pour la gestion des minorités linguistiques d’une réflexion cri­tique sur la méthodologie et les outils d’évaluation de la situation minoritaire.

1. Ethnicité, langue et territoire dans l’Ukraine postsoviétique

L’Ukraine hérite en effet, en 1991, d’un territoire à la fois composite et multiethnique (les minorités ethniques représentent un quart de la population totale de l’Ukraine, et sur ce nombre, dix groupes comptent au moins 100 000 personnes). Cette hétérogénéité consti­tu­tive de l’espace ukrainien conduit le nouveau régime à adopter préco­cement une série de textes garantissant la protection des minorités nationales. La loi sur la citoyenneté [1] transpose d’abord les principes de non-discrimination inscrits dans les textes internationaux dont la République Socialiste Soviétique d’Ukraine (RSSU) était signataire [2]. Une décla­ration des droits des nationalités (novembre 1991) [3] et une loi spé­ci­fique sur les minorités nationales (juin 1992) [4] reconnaissent confor­mément à la tradition soviétique les droits linguistiques et culturels des minorités nationales dès lors que celles-ci « résident de manière compacte » sur un territoire donné. Enfin, l’article 10 de la constitution du 28 juin 1996, « garantit l’utilisation et la diffusion de la langue russe, ainsi que de toutes les langues nationales de l’Ukraine ». Cepen­dant, la protection offerte par l’ensemble de ces textes s’inscrit essentiel­lement dans un cadre spatial et les commu­nautés « dispersées » sont, en conséquence, moins protégées que celles qui sont attachées à un territoire (Kulyk 2002 : 18). À l’instar de la « loi sur les langues » de 1989 [5], ces textes restent en effet tribu­taires des catégories cognitives soviétiques. D’abord parce qu’ils lient ethnicité et territoire, reconnais­sance politique et territorialité, mais aussi parce que l’Ukraine reconduit les catégories de l’ingénierie statis­tique soviétique et, avec elles, une conception primordialiste de l’ethnicité qui structure jusqu’à aujour­d’hui les mécanismes d’affi­lia­tion identitaire.

En effet, la statistique soviétique, rompant avec la pratique du recensement impérial (1897) qui faisait dériver la « nationalité » de la langue maternelle déclarée, institue dans le décompte de la population le dédoublement des catégories de l’ethnicité. En interrogeant simul­tanément les citoyens de l’Union sur leur « langue maternelle » et sur leur « nationalité », les démographes soviétiques cherchaient à créer statistiquement des majorités ethniques stables. L’appartenance natio­nale était mentionnée dans le passeport intérieur de tous les citoyens soviétiques [6] et, surtout, elle se transmettait par filiation. L’identité ethnique était « institutionnalisée ». Ainsi, un Ukrainien né à Kiev, issu d’une famille russifiée vivant au Kazakhstan depuis trois géné­ra­tions, était-il toujours compté comme ukrainien même s’il était inté­gralement russophone. Ce dédoublement catégoriel permettait aux autorités soviétiques d’exercer une surveillance discrète sur les évo­lu­tions des groupes minoritaires, tout en dissimulant l’importance de l’assimilation linguistique. L’« institutionnalisation de l’ethnicité » garantissait statis­tiquement les droits du groupe titulaire sur son terri­toire, ce qui explique notamment que cette catégorie ait continué à être utilisée par les gouvernements postsoviétiques (Arel 2002b : 813-815). En effet, le maintien d’une catégorie ethnique dans les statistiques officielles permet aussi de produire une représentation plus fragmentée des groupes minoritaires et renforce donc la légitimité du groupe titulaire. Inversement, un indice linguistique renforce la position relative des minorités dont la langue est utilisée par les groupes assimilés. Comme nous allons le voir, tel est le cas pour la langue russe en Ukraine.

2. Doctrine linguistique de l’État et statut de la langue russe en Ukraine

Si la conception soviétique de l’ethnicité, conception « primor­dia­liste », s’est maintenue en Ukraine postsoviétique, c’est aussi que la doctrine de l’État ukrainien en est un produit symptomatique. Le discours du mouvement national (Rukh) durant la perestroïka associait reviviscence ethnique (ethnic revivalism) et sursaut démocratique dans son corpus idéologique et l’ukrainien, comme langue de l’ethnos, y jouait un rôle clef [7]. La doctrine linguistique de l’État est ainsi « homogénéiste » au sens où elle veut optimiser la coïncidence entre fait ethnique, territoire et langue. L’idée d’une altération du fond ethno­culturel ukrainien par la « russification » en est le socle idéo­logique. La nécessité de « réparer » cette injustice historique justifie donc des mesures correctives de nature à rendre à la communauté ukrainienne sa « pureté originelle », un état passé qui n’est cependant jamais explicité car il est pour l’essentiel imaginaire. (Pavlenko 2011 : 48-52).

La nation étant définie en Ukraine moins comme communauté civique que comme communauté ethnolinguistique, l’« ukrainisa­tion » de la société, son homogénéité linguistique et culturelle est une condition sine qua non de la souveraineté politique. Ainsi les textes prévoient-ils la protection linguistique des minorités uniquement en tant qu’elles sont définies sur une base « ethnique » ou « ethno-territoriale ». La langue russe est donc définie, d’abord, comme la langue de la minorité russe d’Ukraine, c’est-à-dire comme la langue de ceux qui, lors du dernier recensement soviétique en 1989, s’étaient déclarés ethniquement Russes, soit 11,3 millions de citoyens sovié­tiques ou 22 % de la population du pays, concentrés, en outre, dans l’est et le sud du territoire. Ces chiffres donnent la mesure de l’enjeu pour le jeune État ukrainien de la relation avec la Russie, d’autant plus que les Russes étaient et restent majoritaires en Crimée (65,6 % de la population de la péninsule en 1989).

En dépit de l’importance démographique du groupe russe, la ligne politique suivie par les autorités ukrainiennes à partir de 1992 va consister à ne pas faire de différence statutaire entre les différentes minorités et, contrairement aux dispositions de loi sur les langues de 1989, la loi sur les minorités nationales (1992) ne mentionne pas de statut particulier pour la langue russe, l’usage officiel en est limité aux seuls territoires où les Russes sont majoritaires (dans les faits seule­ment en Crimée). Par ailleurs, le mot d’ordre des politiques publiques, notamment en matière d’éducation, va consister à limiter officiel­lement, selon le principe soviétique, l’offre en langue maternelle aux seules régions où les minorités forment des « groupes compacts » [8].

Cette politique qu’une formule heureuse d’Oksana Mishlovska [9] qualifie de « national-souverainiste » est à l’origine d’un vif mécon­ten­tement, en 1992-1993, chez l’ensemble des « russophones » d’Ukraine, Russes et Ukrainiens. La dé-russification de l’ensei­gne­ment, la volonté affichée de limiter l’enseignement en langue russe en stricte concordance avec la proportion de Russes dans la population se heurte en effet aussi à une vive opposition chez les Ukrainiens russophones. Le conflit linguistique en Ukraine n’est pas tant lié au statut des populations ethniquement « russes » (les Russes sont mino­ritaires partout, à l’exception de la Crimée, et protégés par la loi), qu’à celui du statut des russophones, entendus comme communauté linguistique, non comme groupe ethnique (Pavlenko 2011).

3. Hybridation culturelle et revendication identitaire des russophones

Si l’on change d’indicateur démographique et que l’on analyse cette fois la situation ethnolinguistique en se basant sur le taux de décla­ration de langue maternelle, les contrastes régionaux s’accusent, l’Ukraine apparaît bien moins homogène. En 2001, la situation du russe, langue qui a fortement bénéficié de l’assimilation linguistique au cours du xxe s., apparaît beaucoup plus forte, représentant près de 30 % de la population. Mais surtout, cet indice révèle l’existence d’un groupe important d’Ukrainiens russophones (14,8 % du total), con­cen­trés au sud et à l’est du territoire. Ce sont eux que le discours national-souverainiste stigmatise, considérant qu’ils sont, au mieux, des victimes de l’impérialisme russe, au pire, des traîtres à l’identité nationale, des « yanitchari » [10]. Ainsi, pour les nationalistes radicaux, les russophones ne sauraient revendiquer de « droits linguistiques » car ce sont les droits de la « nation » qui l’emportent sur les droits des individus [11]. Les russophones doivent être ramenés, volens nolens, à l’orthodoxie linguistique. Pourtant, le refus de l’« ukrainisation for­cée » qui se manifeste dès le mandat de L. Kravtchuk (1992-1994), loin d’être un phénomène passager, s’est révélé depuis être une véritable revendication identitaire, qui a largement contribué à cliver le paysage politique ukrainien, à le polariser linguistiquement.

L’émergence de cette contestation est d’abord liée à des repré­sentations différenciées concernant l’histoire du fait « russe » en Ukraine et concernant l’histoire soviétique, mais elle est aussi liée, plus généralement, à un phénomène d’hybridation culturelle et lin­guis­tique dont les statistiques démographiques ne rendent pas compte.

Cette revendication repose, au moins, sur trois axes fonda­men­taux [12] : le refus de considérer que le fait russe est allogène en Ukraine (la fameuse théorie du « berceau commun » que la science ukrai­nienne tente désespérément de réfuter), la dénonciation d’une poli­tique « artificielle » visant à opposer les communautés (la coexistence traditionnelle des peuples ukrainiens et russes reposerait sur une profonde intimité linguistique et culturelle) et, enfin, le refus d’une définition « ethnique » des politiques linguistiques, et donc, d’une qualification « minoritaire » du fait russe (Fournier 2002).

Sur ce dernier point, les statistiques officielles permettent de se faire une idée suffisante du décalage existant entre les deux lectures de la situation linguistique. Ainsi dans le Donbass, où près de 40 % des résidents se déclaraient « Russes » en 2001, le russe était la langue maternelle de près de 80 % de la population et, sur ce nombre, de près de la moitié des Ukrainiens. En moyenne et, si l’on excepte le Donbass et la Crimée, dans toutes les régions situées au sud d’une ligne allant de la région de Kharkov à celle d’Odessa, 20 % de la population se considèrent « Russes », mais presque 40 % se déclarent russophones au sens où le russe serait leur langue maternelle.

En réalité, la statistique officielle échoue à rendre compte adéqua­tement de la situation ethnolinguistique car les catégories qu’elle utilise sont exclusives et monolithiques. Ainsi les résultats d’une enquête conduite entre 2002 et 2003 par le KIIS (Kyiv International Institut of Sociology) sous la direction de V. Khmelko (2004, en ligne) montrent que lorsque le questionnaire laisse la possibilité de choisir plus d’une langue maternelle, 12,4 % des personnes interro­gées optent pour cette solution. De surcroît, le nombre des russo­phones restant comparable à celui constaté dans le recensement (30,4 % contre 29,6 %), ce nouvel agrégat est principalement composé de locuteurs qui, lorsqu’ils sont contraints de choisir entre l’une ou l’autre des deux langues, déclarent l’ukrainien comme langue mater­nelle. De même, lorsque la possibilité de se déclarer bi-ethnique est aménagée dans le questionnaire, la composition ethnique de l’Ukraine change singulièrement avec 63 % d’Ukrainiens (contre 78 % selon les données officielles), 10% de Russes (contre 17 %) et 22,5 % de bi-ethniques.

L’ambigüité des catégories de l’identité sociale dans le Sud et l’Est de l’Ukraine, cette hybridation linguistique et culturelle met en fait en lumière un biais fréquent dans les mécanismes de protection des minorités linguistiques, qui consiste, nous dit R. Toivanen, à toujours faire référence à la langue en tant qu’elle serait « le signe naturel de l’ethnicité » [13] (2007 : 105), à « traiter les groupes minoritaires comme des ensembles homogènes et statiques dotés d’une langue originale qui serait leur attribut permanent » (ibid.: 107). Or, la situation lin­guis­tique en Ukraine contredit la croyance homogénéiste selon laquelle une nation, un groupe national, même en position minoritaire, ne parle qu’une seule langue.

4. Droits des locuteurs russophones ou droits de la langue d’État?

De manière paradoxale, la législation ukrainienne ne reconnaissant les droits linguistiques que sur une base ethnique a donc servi à contester les droits des russophones, à sous-évaluer leur poids démographique, et conduit à une limitation drastique entre 1992 et 2010 de l’offre scolaire en langue russe au bénéfice de l’Ukrainien. Entre 1991 et 1995, le russe disparaît rapidement de l’enseignement dans la partie ouest du territoire, tombant presque toujours en dessous du ratio de Russes ethniques dans la population. La baisse est particulièrement notable entre 1995 et 2010 dans toutes les régions russophones où le ratio d’élèves scolarisés en russe est partout bien inférieur au taux de déclaration du russe langue maternelle. Ainsi, dans la région de Donetsk, où 74 % de la population se déclarait russophone en 2001, seulement 26 % des établissements préscolaires avait le russe pour langue d’enseignement en 2010. De même, à Kiev, seuls 7 établis­se­ments sur un total de 324 avaient le russe pour langue d’enseignement alors que le quart de la population de la ville le déclarait « langue maternelle » en 2001. Dès, 1992, l’opposition à cette politique est extrêmement vive dans le Sud et l’Est du pays, allant jusqu’à susciter une intervention du Haut Commissaire aux Minorités Nationales de l’OSCE (HCMN), recommandant un assouplissement de la politique de dé-russification (15 mai 1994). La question scolaire est ainsi devenu le cheval de bataille des associations russophones en Ukraine qui refusent le déclassement de la langue russe au rang de langue mino­ritaire. La signature de la Charte européenne des langues régio­nales et minoritaires en 1996 va servir de tremplin à cette reven­di­cation statutaire.

Une première loi de ratification ayant été déclarée inconsti­tu­tionnelle, la Charte n’est entrée en vigueur qu’après dix années de bataille politique en janvier 2006. L’intérêt qu’elle suscite immé­diatement parmi les organisations russophones tient surtout au fait, que seule parmi les textes existants, elle fait explicitement référence à la « fonction culturelle de la langue », refusant d’adosser la notion de « minorité linguistique » à un groupe ethnoculturel particulier dont elle serait le médium d’élection (voir notamment l’article 17 du rap­port explicatif, en ligne).

Ce changement de perspective autorise en effet une prise en compte globale du fait linguistique russe à travers des indices qui reflètent son poids communicatif réel. À cet égard, il est intéressant de noter que dans son rapport initial au Conseil de l’Europe en 2007, l’Ukraine ne fait référence qu’une seule fois (p. 5) à une définition du fait minoritaire en terme d’usage (language users) et continue par la suite à définir les minorités comme des entités ethnoculturelles, ce qui est contraire à l’esprit et à la lettre de la Charte (Bowring 2010 : 10).

Les organisations russophones veulent, elles, une règle de pro­por­tionnalité qui tiennent compte du nombre des « locuteurs » du russe en Ukraine, indice démocratique d’une demande sociale, car les enquêtes basées sur la « langue d’usage » changent radicalement la carte lin­guistique. Ainsi, les données des enquêtes conduites par V. Khmelko et le KIIS dès le début des années 90, interrogeant sur la langue d’usage préférentielle, montrent clairement que le russe, loin d’être une langue menacée ou minoritaire, était la langue de 56,7 % des Ukrainiens entre 1991 et 1994 (Khmelko & Wilson 1998 : 74). Pour la période 2002-2003, le rapport avait très légèrement évolué en faveur de l’ukrainien, 47,7 % contre 52,3 % pour le russe, mais en dépit de la politique d’ukrainisation 40,9 % des Ukrainiens interrogés déclaraient encore préférer s’exprimer en russe [14].

C’est donc une règle de proportionnalité que V. Kolesnichenko, député du Parti des régions, a imposé dans le texte de la fameuse loi (loi scélérate pour les nationaux-souverainistes) du 3 juillet 2012 sur les « principes fondamentaux de la politique linguistique de l’État ». Celle-ci vient se substituer à la loi sur les langues de 1989 et veut transcrire en droit interne les principes de la Charte [15]. Elle définit et reconnaît l’existence de langues régionales et minoritaires dans les termes exacts de cette dernière (art.1), mais surtout, elle définit un seuil correspondant à 10 % au moins de la population d’un territoire, à partir duquel les administrés peuvent demander aux autorités locales la reconnaissance du statut de langue régionale ou minoritaire.

 La mise en œuvre de ces dispositions est évidemment perçue par les nationaux-souverainistes comme un coup d’arrêt porté à la poli­tique d’ukrainisation car elle priverait, selon eux, l’État des moyens juridiques d’imposer le fonctionnement de l’ukrainien dans les régions russophones. La cause de la langue ukrainienne et celle des droits des russophones s’opposent, les nationalistes faisant valoir à juste titre que le dispositif prévu par la Charte a avant tout une fonction de « pro­tection » comme l’indique clairement son préambule. Il s’agirait donc selon eux d’un détournement des mécanismes prévus par la Charte avec pour seule visée de permettre d’imposer une égalité statutaire du russe et de l’ukrainien. Enfin, ils accusent le pouvoir (le Parti des régions dirige le pays depuis 2010) de menacer les droits de la langue ukrainienne sur son propre territoire et de trahir l’intérêt national. La question est donc de savoir quel paradigme doit présider à la défi­nition des politiques linguistiques, un paradigme homogénéiste (moniste) ou un paradigme représentatif (pluraliste). Il est hors de doute que le vote de la loi du 3 juillet 2012 marque une étape décisive vers un système pluraliste, mais elle reste problématique compte tenu du poids de la communauté russophone et du risque de voir s’aggraver la polarisation linguistique et politique du territoire ukrainien.

5. Quels enseignements tirer du cas ukrainien ?

La gestion des minorités linguistiques suppose, en dernière analyse, une dialectique qui réconcilie aspirations pluralistes et projet national. C’est un principe constamment réaffirmé dans les textes que la prise en compte des identités minoritaires suppose modulation et contrôle, car elle ne saurait mettre en danger l’intégrité de l’État et déboucher sur un droit à l’autodétermination (Rouland 1996 : 222). Comme l’ont montré Khmelko & Wilson (1998), la politique de dé-russification a eu pour effet de cliver le territoire ukrainien, la distribution des pré­fé­rences linguistiques recoupant désormais la carte politique du pays. Depuis l’élection présidentielle de 1994, ce clivage est une constante du paysage politique, le risque est donc réel qu’il vienne un jour à menacer l’unité de l’Ukraine. On voit donc tout l’intérêt d’une poli­tique qui parviendrait à concilier promotion de la langue ukrainienne et respect du pluralisme. Force est de constater, en effet, que les poli­tiques menées jusqu’à aujourd’hui ont totalement échoué à satisfaire l’un et l’autre de ces deux objectifs [16].

Or, la prise en compte des aspirations minoritaires, leur modu­la­tion, repose avant tout sur la pertinence de l’évaluation. Les catégories usuellement employées par les démographes, désignations ethno­cultu­relles ou indice de langue maternelle, voient leur caractère conven­tionnel révélé par le contexte postsoviétique (Kulyk 2010 : 4). Ainsi, un grand nombre d’Ukrainiens utilisent le russe pour les besoins de la communication courante mais, néanmoins, ne le considèrent pas comme leur langue maternelle et, à plus forte raison, ne se sentent pas « russes ». Cette hybridation identitaire met aussi en évidence l’ina­dé­quation d’un modèle homogénéiste à rendre compte de l’identité ukrainienne. Pourtant, inspirés d’une tradition européenne, la plupart des instruments juridiques en matière de gestion des minorités (et notamment, la Convention-cadre sur la protection des minorités nationales) tendent à considérer que le langage, la langue maternelle, est le signe naturel de l’identité ethnique. La référence explicite faite dans le paragraphe 18 du rapport explicatif de la Charte aux « langues parlées » constitue à cet égard une avancée.

Les interventions successives du HCMN entre 1992 et 2001 à la demande des organisations russophones et de la Russie montrent par ailleurs la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, d’une approche poli­tique équilibrée de la situation linguistique en Ukraine. En appelant les autorités à veiller au respect du droit à l’enseignement de la langue maternelle, à faciliter autant que possible l’ouverture de classes russes dans les établissements ukrainophones, le Haut-commissaire s’en tenait néanmoins à une qualification minoritaire, donc ethnique, du fait russe. Il semble pourtant qu’une prise en charge raisonnée des aspirations des russophones suppose de reconsidérer l’idéologie homo­généiste qui est la doctrine linguistique officielle en Ukraine depuis l’indépendance.

Références

Arel Dominique, 2002, “Demography and politics in the first postsoviet censuses: Mistrusted states, contested identities”, Population, 57 (6), p. 791-820.

Brubaker Rogers, 1995, “National minorities, nationalizing states and external national homelands in the new Europe”, Daedalus, 124 (2), What Future for the State? p. 107-132.

Bowring Bill, 2008, “Language policy in Ukraine. International standards and obligation, and Ukrainian law and legislation”, in Juliane Besters-Dilgers (ed.), Language Policy and Language Situation in Ukraine: Analysis and Recommendations, Bern, Peter Lang, p. 57-100.

Fournier Anna, 2002, “Mapping identities: Russian resistance to linguistic ukrainisation in central and eastern Ukraine”, Europe-Asia Studies, 54 (3), p. 415-433.

Khmelko Valeriy et Wilson Andrew, 1998, “Regionalism and ethnic and linguistic cleavages in Ukraine”, in Taras Kuzio (ed.), Contemporary Ukraine: Dynamics of Postsoviet Transformation, London, M. E. Sharpe, p. 61-79.

Khmelko Valeriy, 2004, “Lіngvo-etnіchna struktura Ukraїni: regіonalnі osoblivostі ta tendentsії zmіn za roki nezalezhnostі”, Naukovі zapiski Natsіonalnogo Unіversitetu «Kiyevo-Mogilyanska akademіya», t. 32, Sotsіologіchnі nauki, p. 3-15.

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Kulyk Volodymyr, 2010, “Rodnoy yazyk ili yazyk obshcheniya: Na chto dolzhna oriyentirovatsya yazykovaya politika?” Vestnik Obshchest­vennogo Mneniya, 3 (105), Moskva, Analitichesky tsentr Yuriya Levady, p. 75-86.

Pavlenko Aneta, 2011, “Language rights versus speakers’ rights: On the applicability of Western language rights approaches in Eastern European contexts”, Language Policy, 10-1, p. 37-58.

Rouland Norbert, Pierré-Caps Stéphane et Poumarède Jacques, 1996, Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, Puf.

Toivanen Reetta, 2007, “Linguistic diversity and the paradox of rights dis­course”, in D. Castiglione and C. Longman (eds), The Language Question in Europe and Diverse Societies: Political, Legal, and Social Perspectives, Oxford, Hart Publishing, p. 101-122.


* Laboratoire Dipralang, Université Montpellier III.

[1]. Verhovna Rada Ukraïni : Zakon pro gromadânstvo Ukraïni vìd 08.10.91n° 1637-XII (en ligne).

[2]. Il s’agit essentiellement des textes de l’ONU, du Pacte International relatif au droits civils et politiques, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (entrés en vigueur en 1976), de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (entrée en vigueur en 1969). À ces textes viennent s’ajouter la Convention de l’Unesco contre les discriminations dans le domaine de l’éducation (entrée en vigueur en 1960) et la Convention de l’OIT n° 111 sur les discriminations dans le domaine professionnel et de l’emploi.

[3]. Verhovna Rada Ukraïni : Deklaracìâ prav nacìonal’nostej Ukraïni vìd 01.11.1991 n° 1771-XII (en ligne).

[4]. Verhovna Rada Ukraïni : Pro nacìonal’nì menšini v Ukraïnì vìd 25.06.1992 n° 2495-XII (en ligne).

[5]. Verhovna Rada Ukraïni : Zakon Pro movi v Ukraïns’kìj RSR vìd 28.10.89 n° 8313-XI (en ligne)

[6]. Cette mention a été introduite dès 1932 et supprimée dans les années 90.

[7]. Le fait que la langue de l’ethnos soit au centre du dispositif idéologique du « Rukh » est, selon V. Kulyk (1998 : 54-57), lié à la composition sociologique du mouvement. En effet, les débats qui ont entouré, durant la perestroïka, la réforme de la gouvernance de l’URSS, ont permis l’émergence d’une intelligentsia « ukrainophone », composée d’écri­vains, de gens de lettres, de scientifiques, professionnellement et socialement déclassés par la marginalisation de l’ukrainien. La libéralisation (glasnost’) leur a assuré un avenir politique en démultipliant leur audience sociale, en leur permettant de se positionner dans le débat public en « représentants » de leur propre groupe « ethno-territorial ». Pour V. Kulyk, cette élite émergente en lutte contre les instances centrales du PCUS trouvait dans la « cause de la langue », une puissance cohésive, ses idées initialement réformatrices qui appelaient à revaloriser le rôle des instances nationales dans l’organisation générale du parti devinrent par la force des choses le socle idéologique de la doctrine linguistique de l’État.

[8]. On en trouve l’expression notamment dans la « loi sur l’éducation » de 1991 (art. 7) et la « loi audiovisuelle » de 1993 (art. 9). Verhovna Rada Ukraïni : Zakon proosvìtuvìd 23.05.1991 n° 1060-XII (en ligne). Verhovna Rada Ukraïni : Zakon Ukraïni : Pro telebačennâ ì radìomovlennâ (en ligne)

[9]Ukraïnska Pravda, 12.07.07, Paradoksi movnoï polìtiki (O. Mishlovska) (en ligne).

[10]. Le terme provient du mot « janissaire » qui servait à désigner les mercenaires étrangers au service des sultans ottomans, par extension il est utilisé pour stigmatiser la « trahison » culturelle de ces citoyens à l’identité hybride. Le terme « mankurt » est parfois aussi utilisé, il provient d’une expression kazakh servant à désigner un esclave privé de son âme et de sa mémoire, popularisée par le grand romancier kirghize Tchinguiz Aïtmatov dans son roman « Une journée plus longue qu’un siècle ».

[11]. En témoignent les déclarations de l’égérie ultra-nationaliste, Irina Farion, membre du mouvement « Svoboda » et députée au parlement déclarant lors la dernière cam­pagne législative (2013) au cours d’une émission politique : « Les droits de la nation avant tout ! […] [Les non-ukrainophones] n’ont pas seulement des droits, ils ont en premier lieu le devoir, le devoir d’apprendre la langue de l’État ! Il n’ont qu’à revenir vers leur patrie historique » (pravo nacìï pered usìm […] voni maût’ ne liše pravo a v peršu čergu obovâzok vivčiti deržavnu movu […] tak nehaj ïdut’ na svoû ìstoričnu bat’kìvŝinu) (en ligne).

[12]. Contrairement à ce qu’affirmait A. Fournier (2002), le refus de promouvoir l’ukrai­nien au rang de langue d’État ne nous semble pas faire partie des revendications des russophones d’Ukraine. Les déclarations que nous avons recueillies tant auprès de militants des associations de défense de la langue russe d’Ukraine (notamment de membres de l’UAPRYAL, association ukrainienne des enseignants de langue et civi­lisation russes très impliquée dans le débat publique sur la question de l’offre scolaire en langue russe), qu’auprès de russophones de différentes sensibilités, confirment au contraire que le prestige et la légitimité de l’ukrainien comme langue d’État font aujour­d’hui l’objet d’un large consensus, confirmé par différents sondages.

[13]. Voir, par exemple, l’article 5 de la Convention de l’Unesco contre les discrimina­tions dans le domaine de l’éducation, l’article 4 de la Déclaration de l’ONU sur les droits des personnes appartenant à des minorités ou l’article 14 de la Convention cadre pour la protection des minorités nationales.

[14]. Enquête conduite par le KIIS sur un échantillon représentatif (96 989 répondants) de la population adulte ukrainienne.

[15]. L’Ukraine n’est signataire de la Charte que pour les dispositions et principes prévus par les parties I, II, IV, V (à l’exception du paragraphe 7 de l’art.5 de la partie II) et pour les langues énumérées des dispositions suivantes du titre III : Art. 8, § 1, 2 ; Art. 9, § 1, 2, 3 ; Art. 10, § 2, 4 ; Art. 11, § 1, 2, 3 ; Art. 12, § 1, 2, 3 ; Art. 13, § 1 ; Art. 14.

[16]. C’est ce que montre clairement un monitoring conduit par l’Institut de Sociologie de l’Académie des sciences sur la période 1992-2010 sur la langue parlée à l’intérieur de la famille. En 1992, l’ukrainien était parlé dans 36,8 % des ménages en Ukraine, le russe dans 29 % des cas et 32 % des Ukrainiens déclaraient utiliser l’une ou l’autre langue selon les circonstances. En 2010, la position de l’ukrainien avait certes sensiblement progressé (41,7 %) mais celle du russe aussi et de manière même plus sensible (34,9 %). Ce que révèlent ces chiffres, c’est que l’effacement des conduites bilingues ne se traduit pas par une progression de l’ukrainien mais corrobore la polarisation linguistique.

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