Alors on dirait que ça commencerait comme une superbe scène du film American Beauty : le ballet incessant de sacs en plastique soulevés par le vent. Mille grâces et arabesques dessinées par le hasard dans l’air glacé et parfois au bord d’expirer puis reprenant de plus belle leur pavane désolée. On est Boulevard Vincent-Auriol, dans le 13e arrondissement, une artère dont le métro aérien constitue de loin le seul ornement. Les caniveaux sont gelés. Les bruits sont ralentis, comme étouffés par l’épais manteau de brouillard givré qu’a revêtu la capitale dès le petit matin.
— « Tu es sûre que c’est de ce côté ? » demande le monsieur emmitouflé…
— « Mais oui, je crois, répond la dame emmitouflée, ajustant ses lunettes et plongeant son nez sur le plan qu’elle tient maladroitement de sa main gantée. Ecoute, on va demander…. »
Ils nous demandent. Nous confirmons.
— « Oui, c’est bien de ce côté. Juste à droite, là. Ça fait comme une sorte d’impasse. Et c’est tout au bout ! »
Nous sommes à la Halle Freyssinet, un petit bijou d’architecture industrielle reconverti depuis quelques années dans l’organisation d’expositions, salons, défilés de mode et autres affectations événementielles déclinées en fonction des saisons (et du prix de location). Jusqu’au 12 février, l’affiche est partagée : d’un côté antiquités-brocante (mais plus antiquités que brocante) et de l’autre côté collections, photos, cartes postales, vieux papiers. On rabaisse la capuche. On retire le bonnet. On tend l’invitation (largement distribuée par courrier). On met ses moufles dans sa poche. Le ciel laisse passer sa figure blafarde au travers de la cathédrale des plafonds vitrés.Petite plongée.
A gauche, c’est le règne des lustres de Venise, des commodes Louis XV aux marqueteries bien lustrées, des vases Art nouveau, des miroirs biseautés, de l’argenterie brillant de mille feux et de sacs ou bijoux griffés et millésimés. Des allées et des allées de luxe, calme et autres voluptés pour comptes en banque étoffés. Côté public, on est droit sorti d’une caricature de Daumier. L’homme en cachemire anthracite, bleu marine ou camel, généralement chapeauté de bleu marine, anthracite ou camel, les mains croisées dans le dos (dont parfois l’une gantée et portant le gant de l’autre main), les lunettes au bout du nez pour regarder les étiquettes. Sa dame, envisonnée pour les besoins de la cause (« moins de zéro degré, quand même, je le ressors, non » ?) et toujours gantée (« ne jamais toucher d’objets anciens à mains nues, on ne sait jamais ! »), porte généralement un délicat blond vénitien d’usine et une minivague du plus gracieux effet sous la toque assortie au manteau. La plupart du temps, elle navigue quelques mètres en avant, l’œil vissé aux vitrines de bijoux Art-Déco, à l’argenterie poinçonnée Minerve ou pas, aux verreries estampillées Murano, Pantin, Clichy ou aux porte-couteaux en pur Baccarat. Le temps se fait immobile, pesant, figé, comme si les siècles n’avaient rien changé. Comme si le monde s’était fossilisé.
Et au milieu d’eux, de ci de là, une petite vieille avec son cabas, trottant menu de stand en stand pour déballer du papier journal dans lequel elle les avait soigneusement emmaillotés quelques cuillers d’argent dépareillées, une louche, trois ou quatre verres en cristal d’Arques, de vieux gants au crochet, un col de renard tout mité…
— « Non, Madame, on ne peut pas vous le prendre. Demandez donc au collègue, là-bas ! Vous pouvez y aller de ma part, si vous voulez….»
Côté droit, c’est une tout autre paire de manches. On est aux vieux papiers et l’ambiance est plus fébrile, plus passionnée, même si plus décontractée…. Clientèle presque exclusivement composée d’hommes venus seuls, parkas, doudounes ou duffle-coats, écharpes colorées tricotées main, œil aiguisé. Ils ont en général une petite soixantaine, les cheveux poivre et sel portés longs et parfois même noués en catogan sous la casquette ou le bonnet péruvien. De bonnes vieilles têtes de gauchistes ou de post-soixante-huitards quasi taillées à la serpe. Et surtout de faux airs d’ados attardés jouant aux conspirateurs… Leur ballet à eux ? J’approche d’un stand l’air de rien, fouine de ci de là, m’approche, réajuste mes loupes, recule, avance à nouveau. Puis je m’éloigne et semble partir pour de bon. Presque subrepticement je reviens. Je m’adresse au vendeur et lui pose négligemment une question. Puis j’embraye la conversation sur autre chose. Ça dure. On fait copains. Enfin je m’éloigne à nouveau. Et reviens comme si j’avais oublié quelque chose. « Au fait, vous me le feriez à combien, cet exemplaire-là ? C’est le seul qui me manque… » Un autre univers.
On en apprend tous les jours. Mon jules est ici quasi une sommité. On lui fait un signe de tête. On le salue. Parfois même, on a l’air au courant de plein de choses et on l’appelle par son prénom, on s’enquiert de sa santé. « Au fait, votre opération, ça s’est bien passé ? » Un des marchands lui propose même de repasser la semaine prochaine : « On se fera un déjeuner et vous me raconterez. » Un autre lui demande même s’il est « enfin décidé » : « J’ai pas mal de demandes, vous savez, alors c’est du quasi-assuré ! » L’impression d’être indiscrète. De piétiner dans un jardin secret qui n’est pas le mien. Je reste quelques pas en arrière. Me plonge dans des collections de chromos anciens ou de vieilles cartes postales. Piétine, transie dans mes bottes faussement fourrées. Attendrie mais gelée.
— « Tu viens, Lilou ? On y va ? »
— « Mais tu as terminé ? »
— « Oui, j’ai vu ce que je voulais voir…. On peut y aller ! »
Dehors, quelqu’un a balayé les sacs en plastique qui voletaient. Leur « Lac des cygnes » est parti mourir dans la benne à ordures qui vient de passer sur le boulevard, avec ses ramasseurs maliens portant mitaines et bonnet. La bise souffle. Le sol paraît blanchâtre sans qu’il ait neigé. Plus haut, c’est déjà la queue autour de l’emplacement du camion des Resto du Cœur qui ne devrait plus tarder à arriver. Le Casino de l’angle de la rue Jeanne d’Arc (cher à Houellebecq) vomit quelques clients pressés, embarrassés de leur caddie qu’il va maintenant falloir décharger. La nuit commence à tomber. Un couple emmitouflé s’approche de nous. Lui a l’air de ronchonner. Elle porte le plan « Paris pratique par arrondissement » dans sa main gantée et demande, avec un léger accent allemand :
— « Excusez-nous… Le restaurant “Rêve de Chine”, vous savez où c’est ? On nous a dit que c’était tout près ! »
— « Ça ne doit pas être loin, en effet… »
Petits faits d'hiver d'un mois de février dans mon quartier.