Tout change. Même si c’est parfois imperceptiblement. Mes tout premiers billets, je les ai écrits d’ici-même, il y a tout juste quatre ans. Des cartes postales de vacances postées un peu timidement à de nouveaux amis que je ne connaissais pas encore vraiment. Il y avait une petite fille en robe rose, un jokari sur la plage, du sable entre les orteils, quelques croquis de vacanciers, des parfums d’ambre solaire, les tamaris ébouriffés, un bouquin retourné contre les genoux qu’on s’obstinait à ne pas lire pour mieux écouter, et toujours une parenthèse un peu paresseuse suspendue entre le présent, l’avenir et le passé. Puis le rite s’est installé. Orchestre sur les planches. Vide-greniers. Nuages. Miettes ou bribes de conversations glanées sur le Smartphone des estivants du parasol d’à côté. Une sorte de goûter d’été partagé.
Cette année, quelque chose a commencé à évoluer. Un peu comme si la carte postale aux couleurs acidulées ne pouvait s’empêcher insidieusement de se voiler. Comme si derrière la petite musique délibérément bon enfant qui se voulait l’image de marque de B. ne pouvait s’empêcher de filtrer quelques accents un peu grinçants. C’est d’abord ces inscriptions en grosses lettres vertes : RUSSES, SERBES, GO HOME inscrites ici ou là. C’est un couple de Lituaniens haut en couleurs qu’un serveur finit par refuser de servir. Au départ trois fois rien. Un auvent que le patron du bistrot de D. refuse de déplier pour protéger de la pluie. Le serveur s’excuse mais dit que c’est comme ça. A cause du vent. Elle, immense rousse aux yeux de chat, feule d’une voix à la Popesco : « A cause du vent ? Où ça, du vent ? Tu le vois où, toi, le vent ? » En effet, il pleut dru, mais pas une brise ne souffle ce jour-là.
« Deux Pelforth brunes ? Il n’y en a plus ! » « Deux Heineken ? Il n’y en a plus non plus…. » Alors lui, un géant baraqué comme une armoire normande, se déplie de sa chaise et traverse posément la terrasse pour aller parler au patron puis tout aussi calmement revient à la table sous la pluie. « Tu vas voir, moi je vais racheter les deux commerces fermés à côté, j’y ferai un bistrot, et toi, tu seras mort. Mort ! » Il roule terriblement les r et ça donne « rrrrracheter, ferrrrmés, bistrrrrrot, commerrrrrrrce, morrrrrt, tu serrrrras morrrrt ! » Il frappe la table du tranchant de la main pour ponctuer ses mots. Une guillotine. Et elle, alors, gronde au serveur : « A toi, on ne t’en veut pas. Tu n’es que le loufiat, comme je l’ai été des années, moi aussi. Mais nous, on est communistes. On n’aime pas les gens qui se laissent faire. C’était au patron de venir refuser de nous servir. Pas à toi ! » Et on leur a finalement apporté leurs Pelforth brunes sans un mot. « Communistes ! » Scène surréaliste : ces deux grands fauves venus de l’Est lapant leur bière sous la pluie en plissant les yeux de bonheur.
C’est les pneus de leur voiture que des vacanciers de retour de la plage ont un jour trouvé lacérés. Ils s’étaient garés sur une impasse privée dont les résidents, non contents d’avoir un garage privé attenant à leur villa — mais garant néanmoins leurs BMW et autres Rover sur les bas-côtés —, luttent sourdement depuis des années pour interdire le passage aux véhicules des autres vacanciers. Surtout lorsque c’est 78, 80, 91, ou encore pire 93 qu’ils sont immatriculés. C’est de nombreuses boutiques de T. aux rideaux de fer baissés et portant une affiche « Bail à céder ». C’est une dispute qui a éclaté pour savoir si sur le côté de la plage marqué « Baignade non surveillée. Danger » et où les planches cèdent la place à des rochers, le panonceau carré montrant la silhouette d’un chien barrée de rouge sur fond bleu veut dire « Interdit aux chiens » ou « Fin d’interdiction aux chiens ». Le ton a monté. Les aboiements aussi. Et chacun a fini par repartir de son côté sans que le mystère soit vraiment tranché.
C’est un subtil changement d’ambiance dans les vide-greniers. En plus des habituels touristes en tongs et shorts griffés, quelques « locaux » venus faire leurs emplettes avec des poussettes de marché et entassant vêtements d’enfants, assiettes et bols en Arcopal ou jouets cassés. Les étals eux non plus ne sont plus tout à fait ce qu’ils étaient. Du moins pas tous. Beaucoup plus de bimbeloterie, de plastique, d’aluminium de bazar. « Bref, du tout et surtout du n’importe quoi ! » comme soupire, l’air excédé, un vrai brocanteur s’étant infiltré plus ou moins incognito dans ces déballages de particuliers avec des jouets anciens, des automates sous cloches de verre et des éditions rares et jurant qu’on ne l’y reprendrait pas.
C’est surtout « Hemingway », du moins selon le surnom qu’on lui a donné comme à nombre des habitués que l’on croise tous les étés (on a ainsi « Agatha », « Bob Marley », « la Famille Arc-en-Ciel », « Van Gogh », « Gandhi » et bien sûr « Hemingway »), ce dernier expliquant gentiment à deux jeunes gens assis à la table d’à côté comment ça devait se passer quand on recevait sa lettre de licenciement. A domicile et par lettre recommandée…
— « Pourquoi ? Vous pensez que…. »
— « Oui, ça va sûrement être chaud à la rentrée. Sale ambiance. Et comme on est les plus jeunes embauchés, m’est avis qu’on va morfler… »
Et « Hemingway » se caressant la barbe et recroisant ses jambes bronzées dans son bermuda écossais, l’air soudain atterré.