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Billet de blog 20 janvier 2009

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La question du parquet et autres menus rituels de fidélité

« Ah bon, toi, tes parquets sont cirés, pas vitrifiés ? » Elles me regardent l’air étonné, un peu comme si je venais de leur apprendre que je m’éclairais encore au pétrole. C’était lors d’un « déjeuner-copines », l’un de mes sports préférés parce que parmi les plus reconstituants qui soient. On mange, on boit du vin. On parle de tout, de rien. De choses graves ou pas.

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Illustration 1
Les Raboteurs de parquet © © Gustave Caillebotte

« Ah bon, toi, tes parquets sont cirés, pas vitrifiés ? » Elles me regardent l’air étonné, un peu comme si je venais de leur apprendre que je m’éclairais encore au pétrole. C’était lors d’un « déjeuner-copines », l’un de mes sports préférés parce que parmi les plus reconstituants qui soient. On mange, on boit du vin. On parle de tout, de rien. De choses graves ou pas. De ce qui se passe dans le monde, d’amours, de travail, de nos mères, de lectures, de projets, de regrets, de collègues, d’ex-collègues ou de notre hiérarchie, de films, de souvenirs, de bêtises aussi parfois et même assez souvent. Mais rien à voir avec « Sex & the City », on est de vraies femmes bien plantées dans la vraie vie, mes copines et moi, pas des créatures de séries.

 Comment le parquet est-il venu sur le tapis ? Je ne saurai le dire. D’autant plus qu’il n’y a l’ombre d’une « hausfrau » en aucune d’entre nous. Alors probablement à cause d’un week-end pluvieux et légèrement cafardeux qui m’aura jeté dans un de mes rares mais féroces accès de ménage-à-fond qui me laisse généralement KO un jour ou deux. KO, les articulations douloureuses, mais avec une sensation de propre, de net, de fait, une bonne odeur de cire qui me réconcilie. La cire, l’objet du délit….

- « Mais tu es folle ? Avec paille de fer et tout le bataclan ? »
- « Et oui, avec paille de fer, cire d’abeilles et chiffons de laine …. »
Il faut dire… Il faut dire quoi, au fait ?
- « Et bien voilà, j’ai eu un grand-père ébéniste à qui j’avais promis-juré que je ne vivrai jamais, du moins de mon plein gré, dans une maison au parquet vitrifié. Il me disait que ça empêchait le bois de respirer, qu’il finissait par s’asphyxier et mourait. Alors croix de bois-croix de fer, j’ai juré…»
- « Et tu ne l’as jamais fait ? »
- « Non, à l’exception d’un appartement que j’ai occupé à peine 2 ou 3 ans il y a longtemps et où il y avait du faux bois vitrifié, j’ai toujours ciré mes parquets… »

 Le parquet ciré. Son vieux rabot (sa « varlope ») qui trône toujours sur la console de l’entrée. Un vieux miroir piqué dans lequel on ne peut plus se voir depuis des générations et dont le cadre s’effrite mais dans lequel je me surveille chaque matin. Mon premier livre sans images. Des photos. Des milliers de photos. De vieux et insurmontables réflexes anticléricaux. Un vieux peignoir de ma sœur tout effiloché et un peu étroit pour moi que je continue à porter en souvenir d’elle. La manie d’essayer toujours de marcher sur les trottoirs dallés en évitant les traits. La valise de carton avec lequel mon père est revenu de camp de déportés. Le dégoût de la viande rouge et des abats. Un stylo-plume tout desséché. Un portrait de ma mère en jeune fille souriante près d’une chute d’eau. Des chants de la Commune ou de la Guerre d’Espagne. Le tout premier dictionnaire qui m’avait été offert. Un foulard de soie défraîchi. Un mûrissoir pour vers à soie venu d’une ancienne maison des Cévennes. Des mots, des noms, des expressions. Une étoile jaune, dans un tiroir quelque part. Et à peu près tout tout ce qui a été écrit sur les FTP. Le souvenir de certains lieux, certains parfums. L’envie toujours de caresser du bois dès que j’en vois. Toucher la pierre aussi quand elle est polie. La langue allemande pour apprendre à se réconcilier. «Nach Frankreich zogen zwei Grenadier»... Des vieilles lettres ou cartes postales avec de chères écritures disparues à l’encre pâlie. Un culte immodéré pour des valeurs devenues presque rétros comme le partage, la justice, la solidarité. Une bague trop petite et dont une minuscule pierre est légèrement déssertie. Un athéisme total. Des poèmes de René Char, Antonio Machado, Eluard ou Federico Garcia Lorca. Le goût du soleil. La haine du froid, de la solitude, de la neige et de la tyrannie. «A l’enterrement d’une feuille morte…» Ou Paco Ibañez : « Como tu, piedra pequeña, como tu, piedra lijera, como tu… »

 Héritages. Souvenirs et héritages. Patrimoine. Les lames du parquet. Le parfum de cire qui flotte encore. Le souvenir du rabot, des copeaux, de la sciure. La grand-mère qui traquait les « chasse-galants » (toiles d’araignée) avec une « tête-de-loup ». Le pâté aux prunes du dimanche vers Angers qu’on n’a jamais réussi à recuisiner. Le kugeloff de l’autre côté de la famille dont la pâte n’a jamais levé. La bassine. La lessive. L’odeur de propre. L'avenue de la Résistance qui s'appelait alors rue Alexis-Pesnon. L'école Jules-Ferry. Une robe de chambre rose et matelassée qui se penche sur vous le soir pour vous embrasser et dont le parfum vous est encore palpable au moment de vous endormir des décennies après. Dors bien mon ange. Ce n'est rien, juste l'orage. Les conjugaisons, les départements, les verbes irréguliers. Se souvenir par cœur... L'instit' de CE1 s'appelait Mlle Panetras. La professeur de musique s'appelait Mme Duchman et passait de classe en classe avec son guide-chant. Qu'est devenue Mme Hérisson ? Ce n’est rien. Se démêler les cheveux à fond tous les soirs et tous les matins. Jamais de bleu avec du marron. Combien y en a-t-il de ces petits rites quasi invisibles du quotidien auxquels nous sacrifions sans même y penser, uniquement par fidélité ? Combien de petites madeleines qui surgissent et que vous n'avez plus grand monde pour évoquer alors que vous ressassez ? Combien de listes inutiles: les noms des profs, les noms des rues, les numéros de téléphone de tous les appartement où on a habité ? Des centaines ? Des milliers ? Impossible de savoir. Impensable même de prétendre vouloir les recenser…

- « Mais c’est si important pour toi ? »
- « Oui, je pense que oui. Sûrement oui… Sinon, je ne le ferais pas. Et je n’accumulerais sûrement pas non plus tout ça ! C’est un vrai marché aux Puces chez moi ! »
- « Pourquoi ? »
- « … »
- « Tu as une idée ? »
- « Je ne sais pas. Peut-être pour me sentir digne de ce qu’on m’a transmis et avoir la sensation de ne pas avoir démérité… »
- « Et pourquoi ? »
- « Sûrement parce que je suis fière de venir de tout ça et que c’est ma façon à moi de le célébrer. Je ne sais pas, une affaire de lignée ? Tu trouves ça con ? »
- « Con, bien sûr que non. Mais pourquoi te sentir fière ? C’est quoi, une lignée ? On n’est jamais responsable de son passé ! Regarde, on le dit assez des enfants de criminels ou aux enfants ou petits-enfants d’anciens collabos ou d’anciens nazis, ils ne sont pas responsables des erreurs de leurs parents. Ça devrait marcher aussi pour la fierté, c’est symétrique, non, tu ne trouves pas ? »

 Depuis je réfléchis. Cette « symétrie » m’a littéralement tuer. Je me dis que tout cela doit alors avoir plutôt trait à la mémoire. Pas seulement à la fidélité. Ou alors à la mémoire de la fidélité. Célébrer par peur d’oublier. Garder pour se souvenir. Une sorte de récolement compulsif du passé par la pensée et les objets. Je m’interroge. Je collecte toutes les définitions du mot « transmission ». Je cherche. Je ressors des romans où des auteurs retraçaient parfois jusqu’au vertige le portrait de leurs parents haïs ou vénérés. Je lis et relis inlassablement le billet d’Antoine Perraud sur Dominique Fernandez, celui d’Edwy sur Michèle Audin. Je pense à Electre, à Oreste. J’essaie même de me replonger dans « Antigone », je renonce, je le repose, j’ai la migraine, je réfléchis... 

C’est quoi, la fidélité ? Vous avez une idée ? « Fidélité » me dit Le Robert est un nom féminin apparu en français vers la fin du XIIIe siècle. Il vient du latin fidelitas et a remplacé féalté, feauté, de féal. Féal, de son côté, renvoie à la foi, à la fidélité à ce qui a été juré, au dévouement, à la loyauté. Suis-je loyale ? Suis-je dévouée ? Y a t-il quoique ce soit que j’ai un jour juré ? La foi ? Quelle foi ? La foi en quoi ? Alors, ça sert à quoi de se souvenir ? Que doit-on faire de tout ça ? Où doit-on le poser ? Paracétamol et verre d’eau. J’envie tous ceux qui ont la mémoire courte parce que la mienne me semble trop longue, trop lourde, et que je m’en sens encombrée. A quoi ça sert tant de mémoire ? Qu'est ce qu'on en fait ? Un dernier verre d’eau. Mieux vaut laisser tomber.

 Oui, tout ça à cause d’une histoire de parquet, dont je ne me souviens même plus comment elle est venue sur le tapis !

Mais il brille de mille feux, ce soir, mon beau parquet ciré. Et la lune s’y reflète quand nous allons nous coucher… Tu vois, jusque là, j’ai tenu ma promesse, Pépé !

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