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Billet de blog 27 septembre 2008

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Ne pas déranger, surtout !

Marie-Jeanne s’excuse, elle ne veut pas déranger. Depuis qu’elle est tombée dans son escalier, tout le monde s’agite autour d’elle : son fils, sa belle-fille, sa belle-sœur, pourtant sa cadette d’à peine 4 ou 5 ans, des infirmières, les voisines.

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Marie-Jeanne s’excuse, elle ne veut pas déranger. Depuis qu’elle est tombée dans son escalier, tout le monde s’agite autour d’elle : son fils, sa belle-fille, sa belle-sœur, pourtant sa cadette d’à peine 4 ou 5 ans, des infirmières, les voisines.

Même le médecin passe la voir de temps en temps pour s’assurer qu’elle prend bien ses médicaments. Son plâtre la gêne bien un peu mais elle dit qu’elle s’habitue. Quant aux points de suture sur son front, on les lui a retirés hier. « Ne vous inquiétez pas, je suis dure au mal » a-t-elle expliqué à l’infirmière qui la prévenait que ça allait piquer un peu…

Marie-Jeanne a eu 90 ans aux cerises. Elle ne voulait pas les fêter, mais un peu de champagne, ça ne se refuse pas ! Elle l’avoue avec un rire de jeune fille : « j’adore ça ». Pour le reste, les fleurs, les cadeaux, elle a dit « Non, non, enfin, il ne fallait pas ! ». Elle était à deux doigts de se fâcher.
Aujourd’hui, tout le monde se relaie autour d’elle, « ça vire et ça volte » comme elle dit, et ça la fatigue. Elle voudrait qu’on la laisse seule : « Je peux bien me débrouiller, je l’ai toujours fait ! » Oui, Marie-Jeanne s’est toujours débrouillée : elle a élevé seule ses enfants tandis que son mari était prisonnier, elle a travaillé ici et là, dans les grands magasins, à la sécurité sociale, sans compter ses travaux de couturière à domicile. Elle avoue en riant qu’elle a tout fait « même voler des tickets de rationnement ».
Les années ont passé. Des moments de bonheur. Pas mal de coups durs aussi. Plus tard, quand elle s’est retrouvée veuve, elle serait bien partie en maison de retraite, mais il y avait le chien, Kiki, qu’aimait tant son mari, les meubles, le pavillon où elle avait ses habitudes. Alors elle a décidé de rester. Et elle a continué de se débrouiller.


Sa chute dans l’escalier, elle ne s’en souvient pas. Elle se souvient seulement de son arrivée à l’hôpital entourée des pompiers. Perte de connaissance due à l’hypertension a-t-on expliqué. Marie-Jeanne ne prenait pas ses médicaments. « J’en ai assez, explique-t-elle mi-souriant, mi-s’excusant, ça n’a que trop duré. Je ne veux pas être prolongée ! » Dans la tête de Marie-Jeanne, les médicaments, ça ne sert qu’à ça : vous prolonger. Alors elle les cachait ou bien elle les faisait disparaître dans le syphon de l’évier.
Pourtant, à l’hôpital, faute de lits, faute de temps, faute de personnel aussi sûrement, on ne l’a gardée que deux jours, le temps de lui plâtrer le poignet, de lui faire des points de suture. Et on a signé son bulletin de sortie sans même lui faire passer d’électro-cardiogramme. Alors depuis, son fils, sa belle-fille et sa belle-sœur se relaient à son chevet et s’agitent autour de son fauteuil. Elle a hâte qu’ils décampent. «Mais puisque je vous dis que je peux me débrouiller ! »


Dans sa chambre, sur la commode impeccablement cirée, dans un cadre ovale, une photo d’elle à 17 ans : une beauté. Des portraits du mari, des enfants à tous les âges, de l’unique petit-fils, mort à 29 ans, et même de Kiki. Et deux chemises de carton bien alignées : sur l’une il y a inscrit « Pompes funèbres » et sur l’autre « Faire-parts à envoyer ». Les enveloppes sont déjà prêtes, écrites au Bic d’une petite écriture tremblée. Et sur la chaise placée à côté, sous une housse, soigneusement pliés, les vêtements qu’elle veut porter « pour son dernier voyage ». Elle a même installé une prise électrique qui diffuse du parfum, « pour les odeurs, vous comprenez, si on me découvre quelques jours après ! »

« Mais on vous aime, Marie-Jeanne ! Nous, on tient à vous ! » « Je sais, je sais, s’excuse t’elle en riant. Mais que voulez-vous, c’est trop long ! J’en ai marre d’attendre. J’espère que la prochaine fois sera la bonne ! Et qu’il n’y aura personne pour me relever… »


Que faire, sinon la serrer fort et embrasser sa main valide qu’elle vous tend ?

Le 24/03/2012/ Ajout, quelque trois ans et demi plus tard: Marie-Jeanne s'en est allée ce matin. Morte d'un œdème pulmonaire fulgurant dans la maison de retraite où elle était hébergée depuis bientôt un an jour pour jour....

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